Le péril jeune

Rencontre avec Pierric Bailly, auteur de Polichinelle, surprenante auscultation du spleen estival du meneur d’une bande de jeunes «tagazous» désœuvrés. Propos recueillis par François Cau

Petit Bulletin : Il y a cette mouvance horrible de la comédie française en ce moment qui consiste à jouer du décalage générationnel, à restituer la novlangue des ados avec condescendance. En lisant Polichinelle, on se dit “enfin quelqu’un qui arrive à retranscrire cette langue sans s’en moquer, et qui arrive même à en relever les possibilités“.
Pierric Bailly : Oui, j’avais vu un truc qui s’appelait Zim & Co et qui était catastrophique à ce niveau-là… Je ne comprends pas sur quoi se basent ces mecs, je ne sais pas, ce sont des types qui vivent dans de grands appartements parisiens, et qui ont des gamins qui sont un peu trop propres… Je pense que je suis à la bonne distance, déjà parce que je n’ai jamais parlé comme ça – c’est une écriture que j’ai choisie pour ce projet. J’ai même été longtemps agacé par ce langage, quand j’avais 15 ans, comme les personnages du roman, je ne parlais pas comme eux, je détestais les mecs qui casaient des “ça le fait“, “genre“, “carrément“, “à la base“, “tranquillou“ dans toutes les phrases. Pendant mes trois d’études à Montpellier, j’ai retrouvé les “tranquillou“ et ça m’énervait. Mais quand je suis rentré dans le Jura, que je traînais avec ma sœur de 15 ans et ses copains, j’ai trouvé autre chose, des idées un peu plus inventives, moins codifiées, et c’est vraiment là que j’ai voulu en faire quelque chose de très littéraire. Je voulais aller à l’encontre de ces films ou de ces livres où la prose est aussi relâchée que la langue, je voulais que ce soit très tenu. Et la variété de ce style arrive à donner naissance à des phrases et des idées qui sortent vraiment du lot, sans que ce soit parachuté, et qui justifient vraiment cette variation sur le langage.
Au début je n’avais pas l’impression d’écrire dans une langue si tarabiscotée que ça, j’écrivais avec la langue des mecs qui évoluaient autour de moi. En fait, la question est toujours la même, que t’écrives dans un vocabulaire jeune dans un style beaucoup plus classique – comme dans un film, que tu sois dans un gros budget ou dans un truc filmé à la mini DV, tu te poses les mêmes questions. C’est ça qui fait que le projet a de l’intérêt ou du sens. Finalement, ceux qui s’en sortent le mieux restent très proches du système hollywoodien des années 50, des réflexions des grands auteurs. J’ai beaucoup aimé le cinéma américain de Raoul Walsh ou de Howard Hawks. Quand je vois un film comme La graine et le mulet, je trouve que c’est quelque chose d’incroyable. D’ailleurs, on a un point commun avec Abdellatif Kechiche : il adore Le passe-montagne de Jean-François Stévenin, qui a été tourné dans le Jura, là où j’ai grandi.Tes héros écoutent du hip hop américain, dont certaines références assez pointues…
Oui, mais là ça reflète plus mes goûts, les types avec qui je traînais écoutaient plutôt Eminem et Tupac, ça manquait de curiosité. J’ai pris un vrai plaisir à intégrer à cette bande de jeunes dégénérés des plus références plus pointues, des artistes comme MF Doom qui ne sont pas vraiment connus.Est-ce que le rap français trouve grâce à tes yeux ?
Déjà, je trouve que les rappeurs français ne savent pas trop écrire, c’est souvent très maladroits, comme des compositions de CM2 ou de 5e, les rimes ne tombent jamais bien… Et quand ça entretient des liens avec la nouvelle chanson française, que je n’aime pas trop, ça devient encore pire, les trucs comme Java c’est typiquement ce que je déteste. Après, quand j’avais 13 ans j’écoutais NTM, je vais aller les voir en concert à Lyon en octobre, je les verrais pour la première fois et ça me rend complètement fou. Il y a eu une période de nouveau souffle avec TTC et des trucs comme ça – j’ai bien aimé leurs deux premiers albums. Il y a La Caution aussi, mais c’est pareil, il y a une tendance à un côté assez bourratif dans l’écriture. Même Joey Starr a des tics de langage assez agaçants… Mais même dans le rap hardcore français il y a des choses que j’ai aimé, Booba par exemple. Même maintenant, c’est un gars que j’écoute encore, t’as toujours une petite phrase, «Amateur de voiture allemande, n’essaie pas de me mettre à l’amende, ou tu vas chier par un tuyau», tu ne trouves pas ça chez Sinik. Sinon, j’aime bien La Rumeur ou encore Casey, même si parfois elle en fait trop.Tu t’étais déjà essayé à l’écriture, dans un style différent que celui de Polichinelle ?
C’était plus au niveau de l’intention, j’avais toujours un peu écrit comme ça. William Burroughs est un auteur que j’adore, que je lis depuis longtemps, comme Hubert Selby Jr ou Bukowski, des types qui travaillent la langue.… Et qui s’intéressent aux laissés-pour-compte, qui sont un peu cramés eux-mêmes…
Un journaliste de Technikart m’a demandé si je fumais pour écrire, mais pas du tout.Il a dû être déçu…
Oui, un peu. Par contre, il y a une grande majorité du livre qui a été écrite alors que je bossais à l’usine. Je rentrais le soir complètement lessivé et je me jetais dans l’écriture. Ça a joué, l’état de tension était lié à l’épuisement physique ; j’ai bossé en intérim pendant deux ans dans le Jura, et c’est à ce moment-là que je traînais avec les copains de ma sœur. J’ai même été balayeur, j’ai ramassé les crottes de chiens pendant trois mois à Lons-le-Saunier, la ville où habitent mes parents. Du coup l’écriture me sauvait, dans ces moments où tu ne t’épanouis pas du point de vue professionnel, et en plus ça me procurait une fatigue qui était plutôt positive. J’ai fait des études de cinéma, j’aurais pu faire des stages à la télévision ou des trucs comme ça, mais je ne l’ai jamais voulu, ça m’aurait bousillé et créé un état de rancœur qui ne m’aurait pas permis d’écrire sur ce que j’avais envie d’écrire. Avec une impression de se détacher de la réalité ?
Oui, je n’aurais pas pu. J’ai fait une demi-journée à arte et je me suis cassé. C’était pour une émission toute pourrie, où n’étaient pas forcément invités les personnes que tu t’attends à retrouver sur arte, je me suis dit que si c’était comme ça je ne pourrais jamais tenir. Du coup, tu as tourné définitivement le dos à l’audiovisuel ?
Il m’arrive de faire des trucs en vidéo. En fait, la plupart des étudiants en cinéma ou en audiovisuel, ce qui les intéresse avant tout, ce n’est pas de faire des films, c’est intégrer le milieu du cinéma ou de la télé, de s’y trouver une bande de potes et d’y rester.C’est ce côté refermé sur lui-même qui empêche de bien cerner les jeunes et leurs malaises ?
Je pense que oui, mais il n’y a pas de schéma à respecter pour en parler de façon intelligente ou juste. Le problème se situe plutôt au niveau de la curiosité, de la culture, de l’émulation, de l’envie de découvrir. Quand j’étais étudiant, je me suis rendu compte que j’étais avec des types de 18 ans qui savaient déjà tout, du coup il n’y avait rien de permis, pas d’espaces au sein des créations qu’ils pouvaient entamer. Ils avaient déjà leurs certitudes, leurs codes, ils savaient comment faire un film ou ne pas le faire. Ils étaient très sûrs de tout ce qu’ils faisaient, dans un détachement total du monde réel. Je crois plus au personnel, je peux passer des heures à discuter avec les clochards du Jura, qui sont des clochards light, qui vivent dans des logements sociaux, pas non plus des clochards parisiens qui dorment dans leur pisse dans le métro. Je me sens plus proche des mecs un peu foutus que des gars de 25 ans nickel qui ont un peu trop de certitudes, qui manquent de tripes. Écrire, plus que l’expérience de la vie, c’est l’expérience de l’écriture. C’est tout donner à l’écriture, ce n’est pas un truc que tu fais sur un coin de table en faisant autre chose à côté. Je ne sortais pas, c’était un sacrifice par rapport à la vie sociale ou sentimentale que j’aurais pu avoir à cet âge-là, j’ai essayé de tout donner à l’écriture. Vu que j’avais besoin de temps et d’argent, j’ai fait de l’intérim. J’aurais pu continuer mes études tranquillement à Montpellier, sortir tous les jeudis soirs et les week-ends, me mettre des grosses mines avec des types en écoutant Bob Marley. Je ne veux critiquer personne, mais je ne suis pas sûr qu’il soit possible d’écrire autrement.L’écriture du roman s’est étalée sur combien de temps ?
Trois ou quatre ans. Avec des pauses, parfois j’ai laissé reposer pendant six mois, des fois j’abandonnais. Ça a commencé par être un jet énorme, vraiment laborieux. Au début, je voulais qu’il n’y ait que des dialogues, j’ai écrit écrit écrit pendant peut-être un an sans m’arrêter, et j’ai obtenu un gros machin de 1300 pages qui était vraiment illisible, hyper bourratif, hyper boursouflé, horrible. Avec des tartines de dialogue qui faisaient parfois 50 pages, qui se retrouvent aujourd’hui réduites à trois lignes ou une phrase. On me disait “pour un premier roman, c’est pas possible, faut que tu fasses un truc à peu près calibré, une petite histoire“. Ça a été dur, j’y suis allé à la tronçonneuse. Je tenais à ce projet et je me suis astreint à lui donner une forme à peu près acceptable et cohérente. Ça a représenté beaucoup de travail, j’ai appris à construire un roman en le faisant. Je n’avais pas d’idée préconçue sur la façon dont on mène un récit, dont on élabore une narration. La trame était là dès le départ mais j’ai assimilé le reste au fur et à mesure. C’est une façon de faire comme une autre, du bricolage, de l’artisanat. Autant il peut y avoir des maladresses qui viennent de là, mais c’est aussi la force de l’histoire, ces ellipses assez brutales, ce souffle assez tendu. Le narrateur, Lionel, est un individualiste, mais pas au sens “désiré“ du mot aujourd’hui, il déteste et rejette vraiment tout ce qui l’entoure. La scène finale apporte un peu d’espoir ?
Oui, tout le livre mène à ça, à cette vision utopique : s’attacher à des gamins qui a priori n’ont rien pour séduire, gratter derrière la connerie apparente pour arriver à une sorte de grâce, de beauté, être dans une forme de tendresse. Il y a beaucoup d’empathie dans la façon dont Lionel considère ces gamins, il s’est créé un petit monde de Playmobil, de pantins désarticulés pour survivre. Pierric Bailly
“Polichinelle“, chez P.O.L.

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