Nez rouge et sacerdoce

La Scop grenobloise l’Orage organise une semaine consacrée à l’éducation populaire via plusieurs stages et « conférences gesticulées ». Et invite pour ce faire Franck Lepage, surface émergée d’un iceberg théorique passionnant. Propos recueillis par François Cau

Quand êtes-vous entré en contact pour la première fois avec le concept d’éducation populaire ?
Franck Lepage : Quand je me suis retrouvé Chargé de la Culture dans les MJC en 1989. Je me rends au Ministère de la Culture, où un fonctionnaire me dit que je n’ai rien à faire là, que je relève du socioculturel et donc du Ministère de la Jeunesse et des Sports - j’y vais, et on me renvoie vers le Ministère de la Culture. Des collègues des MJC me disent que ce qu’on fait, c’est de l’éducation populaire, de la Culture, mais « pas comme eux » ; je leur demande de m’expliquer, ils sont incapables de le faire. J’ai donc décidé de mettre tout à plat, théoriser cette notion en appelant des éducateurs à s’enfermer pendant trois jours et trois nuits. On a monté un système de recherche action, on a organisé par la suite des universités de six jours avec des intellectuels, des sociologues qui planchaient sur le sujet, en inversant la condition du chercheur et le principe de la méthodologie de projet.

Cette distinction entre culturel et socioculturel, pour vous, est une impasse issue de la démocratisation culturelle…
J’ai connu les années de l’animation, quand ce n’était pas encore un gros mot, on n’arrêtait pas de nous dire que ce qui compte, ce n’est pas tant le résultat final que le parcours ; et en quelques années, on va se prendre dans la gueule la méthodologie de projet qui inverse totalement ce paradigme, en ne prenant en compte que le résultat – si ce dernier est de qualité “professionnelle“, alors le parcours aura été réussi. Mais en fait, c’est un des critères de la marchandise. A partir des années 80, on entre dans une folie de professionnalisation et surtout de production, et ça va donc cliver très fortement entre les “vrais“ artistes et les “faux“, les cultureux et les sociocultureux. Ceux qui continuent à ne pas mettre comme déterminant la qualité du résultat, mais le parcours de ce que les gens vont vivre dans une vie de groupe, vont devenir complètement stigmatisés. Et la Culture sous Jack Lang va servir à ça, à distinguer les vraies démarches des autres, celles où l’on ne demande pas leur avis aux gens, avec cette apparence en fait totalement fausse que si on laisse les gens décider, ils vont tout tirer par le bas …

Vous avez fait connaître votre démarche avec les Incultures, des « conférences gesticulées » assez proches dans leur forme d’un spectacle. Et aujourd’hui, vous êtes apparemment assez emmerdé par leur succès ?
On a un gros débat là-dessus. Tout est parti de la sollicitation d’André Benedetto, le créateur du off à Avignon, qui n’a pas cessé de me lancer après m’avoir croisé dans un colloque en 1991. Après m’être fait “débarquer“ de mon poste, je lui dis pour rigoler que je vais mettre un nez rouge et tout balancer. Il m’ouvre son théâtre pendant trois jours. Je structure des impros, et les réactions sont super bonnes – je ne comprenais pas, parce que c’était des trucs que j’avais raconté mille fois dans des conditions sérieuses, et là ça fonctionnait. Ça m’a fait chier, il suffit de mettre le nez rouge pour que ça passe ? Mon entourage me pousse à accepter l’offre de Benedetto pour participer au off d’Avignon, le bouche-à-oreille a fait la suite. Quand on a créé la Scop en 2007, on a rentré ça dans cette logique, comme une vitrine, tout en privilégiant nos formations, nos stages, nos diagnostics. Mais avec toujours ce débat de se dire qu’on ne fait pas ça pour entretenir un artiste parvenu… Du coup la décision est venue : que tout le monde en fasse. On en a lancé sur les médias, le management… on en a entre 7 et 9 à présent. On se dit que c’est une forme qui a une efficacité militante évidente, mais le danger, c’est qu’il y a un risque de manipulation.

Mais tant que vous en avez conscience et que vous n’en profitez pas à d’autres fins…
Je fais marrer du monde avec des choses que je développais autour d’une table, dans des formations, des pédagogies de projet… Là, il y a un risque de fascination qui est évident, lié au fait que tu ramènes de l’émotion dans l’événement. Et dans le même temps, s’il n’y a pas d’émotion, il n’y a pas de politique. Ce qui est très délicat à manier, vu que le Front national par exemple joue exclusivement là-dessus. On se pose vachement de questions aujourd’hui sur nos raisons de faire ça, notre ambiguïté… en même temps, ça fait passer les messages, et ça mobilise des gens qui ne seraient jamais venus.

Quelles attentes avez-vous de cette semaine d’activités à Grenoble ?
Le Pavé à la base, c’est vraiment rien, de pauvres animateurs qui n’en peuvent plus, qui voudraient faire de l’éducation populaire comme ils pensent qu’elle devrait être faite, et qui ont lancé leur propre truc. Ça a pris de l’ampleur, on nous a relancés et en réponse on a incité les gens à faire pareil, créer des coopératives d’éducation populaire. Venez nous observer, piquez nos méthodes, on vous aide pour le montage financier puis vous vous débrouillez. C’est comme ça que ça s’est passé à Grenoble. Ce qui est génial, c’est que ça a un effet sur le terreau militant. Les gens se rencontrent, viennent à se connaître. On a juste redécouvert des méthodes utilisées pendant les années 70 et passées à la trappe dans les années 80, mais juste des méthodes d’animation, de débat. C’est ça qu’on va présenter pendant une semaine. La démocratie est basée sur les rapports de force, on contribue à en créer.

Mais à mon sens, ce que vous faites, c’est du culturel…
Je suis d’accord. Mais la Direction Régionale des Affaires Culturelles ne sera pas d’accord. En plus je ne sais pas ce qu’est un artiste, c’est un statut social qui a été tellement survalorisé à partir des années Lang que je n’y aspire pas du tout. Je garde cette définition de la Culture : l’ensemble des stratégies qu’un individu mobilise pour survivre dans la domination.

 

La semaine des pavés à toutes les sauces
Du 10 au 14 janvier, lieux divers
Détail de la programmation sur www.petit-bulletin.fr et sur www.scoplorage.org

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