Le mystère Pynchon

Ses romans étaient réputés inadaptables, tant ils foisonnent d’intrigues, d’énigmes et de tours de force défiant toute logique figurative ; Thomas Pynchon, qui cultive le secret mais redouble, à 74 ans, de créativité et de culot, vient pourtant d’être porté à l’écran par Paul Thomas Anderson… Christophe Chabert

Jusqu’à sa mort, J. D. Salinger faisait figure de grand romancier américain invisible. Dorénavant, il n’y a plus que Thomas Pynchon pour occuper ce titre, à une différence (de taille) près : si Salinger a conjointement cessé de publier en même temps qu’il se retirait hors de tout espace public, Pynchon, lui, paraît atteint d’une frénésie créative en constante accélération, ce qui lui fait un point commun avec un autre artiste cultivant le secret, Terrence Malick.

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Bref, Pynchon n’est pas du genre à apparaître dans les grands raouts littéraires genre fêtes du livre, ce qui explique en partie sa notoriété très relative par rapport à certains de ses confrères – au hasard : Banks, De Lillo ou Paul Auster. Ce déficit tient aussi à la complexité de son œuvre, pas facile à domestiquer mais qui a su créer une horde d’inconditionnels prête à se lancer dans les exégèses les plus folles, sinon à cartographier chaque roman pour en pister les ramifications.

La France a découvert Pynchon en 1975 avec ce qui reste son chef-d’œuvre, L’Arc en ciel de la gravité. Au crépuscule de la Deuxième Guerre mondiale, les services secrets britanniques utilisent Tyrone Slothrop comme une arme de renseignements, puisque celui-ci est capable de deviner les futurs bombardements allemands par le biais des énormes érections qu’ils provoquent chez lui !

Si cet argument pour le moins farfelu forme le fil rouge du récit, Pynchon le distend en permanence par l’arrivée de nouveaux personnages et même de créatures improbables comme cette pieuvre dressée pour servir d’espionne. Tout le style Pynchon est là : les arborescences narratives, l’Histoire passée au filtre d’une culture pop érudite et débridée, le goût des chansons populaires intégrées dans le récit, les registres de langage qui se télescopent… Le tout s’étalant sur plus de mille pages où il n’est pas rare de se sentir totalement largué, sans pour autant avoir envie de baisser les bras.

L’Histoire avec un grand V

Avant L’Arc en ciel de la gravité, Pynchon avait déjà rodé son talent dans V, le plus ordonné de ses grands livres désordonnés : le récit semble suivre une trajectoire complexe mais linéaire à travers les vicissitudes de Benny Profane, ancien marin démobilisé de l’armée après la Deuxième Guerre mondiale, qui poursuit à New York la femme de ses rêves, acoquinée avec une bande d’artistes surnommée "la tierce des paumés" autour de laquelle rode un certain Stencil, à la recherche de la mystérieuse V. qui obséda son père… C’est là où ça se corse : un chapitre sur deux consiste en un flashback quasi-autonome où les hypothèses vont bon train pour déterminer l’identité – ou la nature – de cette V., ce qui offre à Pynchon l’occasion de créer des histoires particulièrement rocambolesques – notamment ce prêtre mécanisé qui s’avère être… une femme !

L’Histoire de l’Amérique est toujours au cœur de ses romans, notamment ceux qui marquent son grand retour à l’orée des années 2000 : dans l’insurmontable Mason et Dixon, il suit les pas des deux ingénieurs qui vont créer la ligne séparant le nord du sud des États-Unis, préparant ainsi à leur insu la future guerre de sécession ; dans le tout aussi ardu Contre-jour, il invente une sorte de Club des cinq pour adultes prenant sa source lors de l’exposition universelle de 1893 à Chicago…

L' anguille Pynchon

Mais c’est avec ses deux derniers romans, nettement plus abordables, que Pynchon s’est avéré le plus surprenant : d’abord Vice caché, faux polar seventies dont Paul Thomas Anderson vient donc de tirer une adaptation aussi fidèle que brillante ; puis Fonds perdus, sorti en septembre dernier, où l’auteur, 74 ans au compteur, parle de l’explosion de la bulle internet, du 11 septembre et des sombres recoins de la toile (le "dark internet") avec la facilité d’un geek de vingt berges. Le tout dans une atmosphère de parano galopante comme il les affectionne mais, grande première chez lui, avec une femme comme héroïne.

On parlait de mystère Pynchon ; mais c’est plutôt une anguille à qui on a affaire. Car, on a oublié de le préciser, sa seule apparition "publique" ces dernières années consiste en… une voix pour son propre personnage dans Les Simpson. Pop, définitivement.

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