Jacqueline Caux : « Les musiques qui m'intéressent ont toujours affaire avec le politique »

Les Bad Girls du monde arabe



ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Conférence / En amont de sa conférence "Les bad girls du monde arabe" organisée à la Source (et qui précédera le concert de la musicienne palestinienne Kamilya Jubran), la cinéaste, curatrice et écrivaine Jacqueline Caux revient avec nous sur sa passion de longue date pour les musiques répétitives, la techno de Détroit et, forcément, les musiques arabes. Passionnant.

Cette conférence sur les « bad girls du monde arabe » est née en partie d’une colère que vous éprouvez envers la méconnaissance des musiques arabes en France…

Jacqueline Caux : C’est vrai. D’autant que ces cultures arabes sont très différentes les unes des autres. Les religions ne sont pas les mêmes si l’on est chiite, sunnite ou alaouite… On ne peut pas tout ramasser en parlant "du" monde arabe. Il y a "des" mondes arabes, "des" musiques arabes. Le Maghreb et le Mashreq, ce n’est pas la même chose, il y a des approches complètement différentes.

Cette méconnaissance des cultures arabes, je la ressens comme une sorte de continuum de ce qu’a été le colonialisme : à ce point-là de méconnaissance, de désintérêt, il y a quelque chose de l’ordre du racisme culturel. Alors que ça me semblerait vraiment nécessaire, vu les tensions qu’il y a, notamment par rapport aux jeunes qui vivent dans les périphéries des villes, qu’on respecte un peu plus les cultures qui sont celles de leurs grands-parents.

Les attentats en France ont accentué encore ce phénomène de méfiance, de peur même, vis-à-vis de ces cultures et de ces personnes. Donc ça me semblait important de rappeler qu’il y avait des personnes qui faisaient de la poésie, qui composaient de la musique, qui étaient dans la douceur, le bonheur, le plaisir… Et évidemment j’avais envie de parler des femmes, parce que c’est ma communauté.

Pourquoi ce terme de « bad girls » ?

Je trouvais amusante cette idée de "méchantes filles", de "mauvaises filles" qui vont parler de l’amour, de l’alcool, chercher à s’affranchir de pas mal de tabous… Dès le VIIIe siècle, on retrouve ainsi la trace de femmes esclaves qui chantaient devant des hommes – ce que ne pouvaient pas faire les femmes libres –, et qui, très vite, se sont fait connaître et ont su imposer leur volonté et leur talent.

C’est donc une longue histoire qui remonte à très loin, celle de femmes qui s’engagent dans l’art et la poésie et essaient de gagner une indépendance, ou du moins de s’affirmer en dépit des tabous religieux, sociaux et familiaux.

Vous traitez donc à la fois des dimensions artistiques et socio-culturelles du sujet ?

Absolument. Pour moi, c’est indissociable : les musiques qui m’intéressent ont toujours quelque part affaire avec le politique. J’ai commencé par m’intéresser au free jazz, qui a émergé à l’époque où les noirs américains luttaient pour obtenir les droits civiques. Toute la musique qui a émergé de Détroit a été influencée par l’histoire de la ville, notamment les émeutes dramatiques de 1967 où l’armée est rentrée dans la ville, et qui ont laissé beaucoup de morts et de destruction… Et même dans les musiques répétitives, il y a quelque chose, dans cette volonté de dire qu’on peut peut-être vivre autrement que dans la précipitation, qui pour moi, est de l’ordre du politique.

Les "bad girls" dont je parle dans ma conférence sont des femmes en lutte. L’une d’entre-elle est une chikhat [un terme utilisé au Maroc et dans l’ouest algérien pour désigner à la fois les chanteuses, les musiciennes, les danseuses et les prostituées NDLR] du Moyen Atlas marocain, une autre a fondé en 1992 un groupe musical composé uniquement de femmes dans un contexte social à l’époque très difficile, il y a aussi une chanteuse syrienne et une autre palestinienne, deux pays touchés par les conflits que l’on connaît… Donc oui, tout ça c’est relié, on n’est pas dans "l’art pour l’art". C’est de l’art en effet, mais en prise avec la vie, la politique, la sociologie…

Qu’est-ce qui relie, à vos yeux, les musiques arabes aux pionniers du minimalisme et aux grands noms de la techno de Détroit ?

Dans les trois cas, il y a des constantes répétitives, ainsi qu’un lien autour de la transe, c’est-à-dire quelque chose qui mobilise à la fois votre esprit et votre corps. Des musiciens comme La Monte Young, Steve Reich ou Terry Riley ne passent pas par l’intermédiaire de chefs d’orchestre, ils interprètent eux-mêmes leur musique, il y a donc chez eux aussi quelque chose qui a rapport au corps. Évidemment, c’est l’esprit qui conceptualise et conçoit les idées, mais par la suite, c’est le corps qui est mis en action.

J’ai retrouvé la même chose dans la musique techno lorsqu’elle a commencé à apparaître, et je la retrouve aussi dans les musiques arabes. C’est justement ce que je trouve très satisfaisant dans ces musiques : elles comblent à la fois votre attente intellectuelle et votre corps, la possibilité qu’il a de bouger, de suivre et de recevoir les rythmes... Donc oui, entre ces trois territoires musicaux – mais c’est vrai aussi du jazz ou des musiques africaines –, il existe pour moi des liens, ou en tout cas une certaine logique commune.

Comment en êtes-vous venu à s’intéresser à ces différents sujets ?

Avant l’apparition de la musique techno, je m’intéressais déjà aux musiques électroniques, aux recherches qui étaient faites au Groupe de Recherches Musicales (GRM) avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry, au studio de Cologne, à John Cage… La répétitivité m’intéressait, la transe m’intéressait, donc quand la techno est arrivée, pour moi c’était juste logique.

C’est la même chose pour les musiques arabes : tous ces territoires musicaux, je les connais pratiquement depuis l’adolescence, j’ai toujours été très curieuse à leur égard. J’ai beaucoup voyagé, j’ai souvent été dans les pays arabes et aux États-Unis, j’ai rencontré beaucoup de musiciens différents… Ça fait partie de ma vie en fait, ce n’est pas venu de l’extérieur, je vis avec ces musiques tous les jours et comme je suis une réalisatrice indépendante, je me suis en quelque sorte passé des commandes à moi-même.

Comme ce sont des choses qui me passionnent, je cherche à les partager avec d’autres qui les connaissent peut-être moins bien, et pour ça, le moyen le plus facile, c’est le cinéma. En général, je viens, je présente mes films, je discute avec le public… Je fais aussi parfois des conférences, parce que ce sont des domaines que je connais assez bien, donc je suis capable de replacer ces mouvements dans l’histoire de la musique ou de l’art, de donner à comprendre leurs implications politiques et sociales. Ce sont des choses que j’aime bien faire.

Justement, comment va se dérouler votre conférence prévue à la Source ?

J’ai fait beaucoup de recherches pour réunir à la fois des documents très anciens, des extraits vidéos, musicaux… J’ai ensuite monté ça presque comme un film, que je vais projeter au public. Quant à moi, je me mets de coté, dans l’ombre, et je commente et discute avec la salle. Donc c’est peut-être une conférence mais ce n’est aussi pas très éloigné d’un film, parce qu’il y a toujours des choses à regarder et à entendre.

Les bad girls du monde arabe conférence de Jacqueline Caux et concert de Kamilya Jubran
À la Source (Fontaine) vendredi 24 novembre à 19h30

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