I, DANIEL BLAKE, de Ken Loach

La machine à broyer

Le couronnement par la Palme d’Or au Festival de Cannes d’un film qui dénonce les dérives de la société libérale et dont les héros font partie des citoyens les plus marginalisés donne toujours lieu à un moment paradoxal : un parterre de smokings et de robes de soirée, tout strass et paillettes dehors, parangon, pour la plupart des spectateurs, de la mondialisation du cinéma, honore d’une standing ovation un réalisateur qui dénonce la déchéance provoquée par ce libéralisme échevelé dont une partie de cette audience est sans aucun doute l’émanation.

Il est alors savoureux de ré-écouter le discours de remerciement de Ken Loach, prononcé juste après que Mel Gibson et George Miller lui ait remis la Palme : « Mais ce monde dans lequel nous vivons, se trouve dans une situation dangereuse. Nous sommes au bord d’un projet d’austérité qui est conduit par des idées que nous appelons néolibérales qui risquent de nous amener à la catastrophe. Ces pratiques néo-libérales ont entraîné dans la misère des millions de personnes de la Grèce au Portugal avec une petite minorité qui s’enrichit de manière honteuse. »

Compte tenu des personnes qui lui ont remis son prix, on ne peut s’empêcher alors d’imaginer dans un raccourci saisissant, que cette dérive si elle est poussée à l’extrême, nous entraîne vers un avenir cataclysmique à la … Mad Max.

La mécanique de l’exclusion

Moi, Daniel Blake est une lutte, que l’on pressent perdue d’avance, entre un menuisier veuf d’une soixante d’années dont les problèmes cardiaques l’ont obligé à arrêter momentanément son travail et à recourir à l’aide sociale, et l’administration, véritable rouleau compresseur, dont l’objectif semble d’exténuer les gens qui voudraient avoir recours à ses services, afin qu’ils sortent, au bout du désespoir, d’eux mêmes du système, plutôt que de leur apporter le minimum de soutien pour qu’ils puissent petit à petit retrouver le chemin de l’emploi.

Son handicap physique se double d’une tare rédhibitoire dans cette société numérique : sa méconnaissance totale de l’informatique et d’Internet, qui donnera lieu à quelques scènes humoristiques, mais qui contribuera à son découragement, surtout lorsque sur le point de finaliser son inscription comme demandeur d’emploi, ce qui lui avait demandé beaucoup de temps et l’aide de quelques bonnes âmes, il verra s’afficher le fameux « Votre session a expiré ; merci de retourner au formulaire » …

Ken Loach passe en revue les méthodes de management mises en place, dans un but de pure productivité, dans ce service d’aide sociale, qui gère à la fois les allocations pour arrêt maladie et pour le chômage : l’experte – en réalité une salariée d’une assurance américaine à qui l’aide sociale a sous-traité la validation de l’état de santé des allocataires – qui après avoir demandé à Daniel s’il pouvait lever le bras au-dessus de la tête ou marcher 50 mètres le déclare apte à rechercher un emploi ; la conseillère qui a un quota de personnes à recevoir et qui leur délivre sèchement les obligations qu’elles doivent remplir sous peine de sanction immédiate, une grave insuffisance cardiaque reconnue par le corps médical ne semblant pas faire partie des éléments méritant sa considération ; la responsable du site qui dès qu’une conseillère tente de venir au secours de Daniel perdu face à l’ordinateur, la convoque dans son bureau et la recadre, son rôle étant de rappeler aux chômeurs leurs devoirs et non de perdre du temps à les aider.

Course à la performance, prélude en Grande-Bretagne à la privatisation de certains services sociaux ; manque de compréhension ; aberrations administratives que les fonctionnaires assument avec aplomb : Daniel est entraîné dans une spirale infernale.

Lors d’une de ces nombreuses convocations, il croise Katie qui vient d’arriver à Newcastle pour bénéficier d’un logement social pour elle et ses deux enfants, à 450 km de Londres où elle habitait. La sentant dans une situation encore plus périlleuse que la sienne, il va l’aider à s’installer, lui apportant du réconfort psychologique et mettant en oeuvre ses talents de menuisier pour égayer le nouvel appartement. Ces deux êtres en voie d’exclusion vont s’épauler, s’inventant une famille, les enfants se prenant d’affection pour ce grand-père de remplacement et Katie prenant la place de la fille que Daniel et sa femme, couple sans enfant, n’ont jamais eue.

Ils tâchent de faire face dignement aux difficultés, baissant parfois les bras face à l’adversité mais tentant jusqu’au bout d’échapper au destin tragique que cette administration, qui multiplie les obstacles, semble avoir juré de leur faire connaître.

Il y a de la rage chez Ken Loach, témoin ce geste juste après qu’il ait posé sa palme sur le pupitre. Et il y a de la colère, témoin ce passage d’une interview citée dans … Les Echos : « Le point de départ a été l’attitude délibérément cruelle consistant à maintenir les gens dans la pauvreté et l’instrumentalisation de l’administration – l’inefficacité volontaire de l’administration – comme arme politique. On sent bien que le gouvernement cherche à faire passer un message : « Voilà ce qui arrive si vous ne travaillez pas. Si vous ne trouvez pas de travail, vous allez souffrir. » Il n’y a pas d’autre explication à cette attitude. Et la colère que cette politique a provoquée chez moi m’a donné envie de faire ce film. »

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