LA COLLECTION CHTCHOUKINE, Fondation Louis Vuitton, Paris

Rien que pour vos yeux !

Bien que l’analogie ne soit pas du tout appropriée dans l’esprit, l’image, enfantine, m’est venue, après ce voyage dans la collection Chtchoukine, de l’Oncle Picsou plongeant dans sa piscine remplie de dollars. L’effet étourdissant de l’accumulation sans doute, qui devait d’ailleurs être encore plus saisissant dans le palais moscovite de Sergueï Chtchoukine : « Les tableaux sont étroitement rapprochés l’un de l’autre et, au début, on ne remarque même pas où l’un finit et où commence l’autre », Yakov Tugendhold, critique et historien d’art, 1914.

Les différentes expositions que j’ai pu voir dans ce lieu magique qu’est la Fondation Louis Vuitton pouvait être intéressantes et spectaculaires, mais je ressortais chaque fois avec le sentiment que le bâtiment lui-même continuait de surpasser artistiquement ce qu’il hébergeait. Cette fois, il joue simplement son rôle d’écrin pour offrir aux visiteurs 40 ans de chefs d’oeuvre, de la fin des années 1880 à la fin des années 1920.

Le premier prodige est que cette collection ait survécu aux tourments de l’histoire. Bien sûr à la fin de la 1ère guerre mondiale, Chtchoukine a été spolié de son patrimoine mais les révolutionnaires russes, sans doute conscient de sa valeur artistique, ne l’ont ni dispersé, ni détérioré. Ils l’ont nationalisé et ont même créé un Musée de la nouvelle peinture occidentale ! En pleine 2ème guerre mondiale les oeuvres sont évacuées, puis rapatriées en 1944. Staline dissout le Musée qui les hébergeait et les disperse, sans attention particulière. Heureusement les conservateurs des musées Pouchkine à Moscou et de L’Ermitage à Saint-Petersbourg, obtiennent de les récupérer quitte à ce qu’elles ne soient pas exposées. Elles réapparaîtront dans les années soixante. C’est la première fois qu’autant d’oeuvres de la Collection Chtchoukine sont rassemblées pour une exposition.

Inestimable

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Femme de l’île de Majorque, P. Picasso, 1905

Il faut d’abord prendre ce mot dans sa signification littérale : les tableaux exposés appartiennent aux courants artistiques qui ont vu les prix s’envoler dans les dernières décennies lors de ventes aux enchères où quelques oeuvres exceptionnelles étaient proposées. Il y a à la Fondation Vuitton 140 tableaux qui oscillent tous entre chef d’oeuvre et au minimum peinture significative de son époque. Estimer une quelconque valeur financière n’est juste pas imaginable et compte tenu du statut de la collection, hors de propos.

Ensuite, la collection est inestimable par sa valeur historique ; par la variété des artistes, puisqu’aucun des peintres majeurs ne manquent à l’appel, certains – Matisse, Gauguin, Monet ou Picasso – ayant même leur propre espace tant le nombre d’oeuvres de chacun est important ; par la durée ensuite, car Chtchoukine ne s’est pas contenté de faire ses emplettes auprès de talents naissants : il acquiert ses premiers Gauguin à partir de 1904 alors que le peintre est mort l’année précédente, et paye le prix fort pour certains tableaux ; il suit Picasso dans ses périodes bleu, rose, africaine ou cubiste ; il noue une relation forte avec Matisse qui produira de nombreuses oeuvres pour le palais de Serguïe Chtchoukine, dont La Danse et La Musique conçues pour décorer un escalier monumental.

Enfin, elle est inestimable d’un pur point de vue esthétique. Au-delà des oeuvres connues ou facilement identifiables qui attirent l’œil et bouscule les émotions, chaque tableau mérite l’attention par le sujet qu’il représente, par le style qu’il incarne ou par la grâce qui s’en dégage. Cette visite est un voyage dans le beau, la force, la délicatesse, un transport hors du temps et de l’espace dans une bulle d’art et de culture.

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Portrait du Docteur Rey, V. Van Gogh, 1889

L’âme du collectionneur

Sergueï Chtchoukine a fait prospérer la fortune familiale dans le monde du textile et va s’appuyer sur son frère, vivant à Paris, pour faire ses premières découvertes. Même s’il est rapidement pris d’une frénésie d’acquisitions de peintres déjà renommés – Monet, Pissaro, Renoir, Degas, Toulouse-Lautrec, il s’intéresse à des artistes dont la reconnaissance est plus tardive, comme Cézanne, ou inexistante de leur vivant comme Van Gogh, ou dont l’oeuvre sort des influences classiques européennes comme la période à Tahiti de Gauguin. Par ailleurs, tous considérés à l’époque comme très novateurs et propulsant la peinture dans de nouvelles directions. Et il n’est pas passé à côté de Picasso, dont il acquiert au fur et à mesure une cinquantaine de tableaux de toutes les périodes. Et c’est peut-être ce qui révèle son véritable talent de collectionneur, lorsqu’il reconnaît qu’il ne comprend pas toujours l’évolution de la peinture de Picasso, mais qu’il avoue « c’est probablement lui qui a raison et pas moi … ».

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La Desserte (Harmonie rouge, La chambre rouge), H. Matisse, 1908

Mais l’artiste dont il sera le plus proche est Henri Matisse à qui il commandera de très nombreux tableaux dont les deux chefs-d’oeuvres monumentaux qui orneront l’escalier de son palais. D’ailleurs les cartels ne trompent pas : les dates d’entrée dans la collection Chtchoukine sont tout simplement les dates de réalisation des tableaux. A la suite de l’escalier, une antichambre, un salon et une partie de la salle à manger étaient consacrés à Matisse, venu lui-même à Moscou en 1911, pour participer à l’agencement de ces propres oeuvres. C’est donc plus en mécène qu’il vit sa relation avec Matisse, en commanditaire de son propre lieu d’exposition permanent !

Surprises

Comme Sergueï Chtchoukine s’est intéressé à beaucoup d’artistes sur la durée, on découvre, au-delà des tableaux et du style qui les ont rendu célèbres et qui sont leur signature, des oeuvres différentes, moins connues et qui vous font vous approcher pour savoir qui les a peintes, comme ce fabuleux triptyque exposé dans une même salle : « Femme de l’île de Majorque » de Picasso, « La Dame en bleu » de Cézanne et « La Dame en vert » de Matisse. Élégance, nostalgie et pour « La Dame en vert » une sérénité hypnotique qui vous entraîne dans une profondeur couleur d’émeraude.

Il faudrait sans doute des jours pour voir et revoir toutes ces oeuvres et s’imprégner de l’esprit qui a prévalu à la construction de cet ensemble invraisemblable. Humer l’air du temps de l’époque, suivre Sergueï Chtchoukine dans ses explorations, partager ses élans. Voir la collection s’enrichir et se diversifier. A défaut de remonter le temps, il ne faut pas se priver de ce périple offert à nos yeux ébahis, au sein d’une période exceptionnellement dense en génies de la peinture.

Icones de l’art moderne, La Collection Chtchoukine, Fondation Louis Vuitton, Paris, jusqu’au 20 Février 2017

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