Qui es-tu, Takeshi ?

portrait / À l’heure de la sortie de son nouveau film, faux bilan sur sa célébrité schizophrène, on se penche avec délectation sur le parcours artistique ambivalent de takeshi kitano, l’humoriste, le réalisateur, le comédien... françois cau

Takeshi Kitano s’est lancé dans la vie active avec cette démarche quasi suicidaire qui devait établir sa future carrière. Tournant le dos à ses études d’ingénieur, il arpente le mythique quartier tokyoïte d’Asakusa (mélange nippon de Pigalle et de Montmartre) avec la ferme intention de devenir comique. Il se fait engager comme garçon d’ascenseur au Français, club de strip proposant des intermèdes humoristiques traditionnels entre deux effeuillages. Il y apprendra ses gammes comiques auprès de son maître Senzaburo Fukami, acteur déchu, esseulé et ascendant alcoolique. Ses compositions dans des sketchs datés ne lui suffisent pas, il se lance donc en duo, au début des années 70, avec Kaneko “Jiro“ Kiyoshi (qu’on retrouve justement dans Takeshis’). L’art du Manzai (de la tchatche en continu, avec un agresseur et sa victime – discipline évoquée dans Kids Return) est alors en perte de vitesse, et après quelques années de vache maigre, Kitano trouve la solution : lancer lui-même les sujets des sketchs, autour de thématiques tabous et/ou graveleuses, et ne pas hésiter à verser dans un langage ordurier qui déstabilisera le public (et même son partenaire). Le succès est dès lors à portée du duo, rebaptisé The Two Beats : en 1976, la chaîne NHK les fait apparaître à l’antenne pour la première fois. Le producteur, inquiet, leur fournit une liste de mots à ne pas prononcer en direct. Kitano aligne le plus grand nombre d’obscénités jamais proférées sur le réseau hertzien nippon et fait mouche – le producteur est viré, et les Two Beats sont engagés sur la foi de leur popularité incontrôlable.J’aurais voulu être…
Leur show, succession de vignettes absurdes, se verra autant loué que critiqué – l’adoration des fans effaçant bien évidemment l’incompréhension des critiques. Mais encore une fois, Kitano a la bougeotte et veut se lancer dans une carrière solo, si possible au cinéma, dans des rôles dramatiques. En 1979 et 1983, Beat Takeshi perd ses deux repères : son père Kikujiro meurt d’une crise cardiaque, et Senzaburo Fukami s’endort imbibé d’alcool, clope au bec. Enchaînant les shows télé non-sensiques, il se fait enfin repérer à sa juste valeur par le grand Nagisa Oshima : sa performance en sadique intendant Hara dans Furyo est louée partout dans le monde… sauf au Japon. Bousculé quant à son acception du jeune comique, le public nippon éclate de rire à chacune de ses apparitions. Blessé, Kitano garde cependant en tête les conseils du maître Oshima (s’éloigner de la comédie et jouer des rôles de bad guys), et persévère en parallèle de ses activités télévisuelles hebdomadaires une petite carrière de criminel pour des fictions. Le déclic définitif aura lieu en 1989 : lorsque Kinji Fukasaku (Battle Royale) ne peut tourner le polar parodique Violent Cop, Kitano prend le pari de pouvoir en assurer la réalisation. Il ira jusqu’à réécrire le script, le vidant de toutes ses connotations comiques ; et son statut de novice de la mise en scène imprègnera subtilement, sans trop de heurts, l’esthétique d’un film tout en plans fixes, à la radicalité narrative sèche comme un coup de trique. Il apprend sur le tas, entend livrer une œuvre brutale, à la noirceur nihiliste. Respectant miraculeusement le temps alloué au tournage, Takeshi Kitano se glisse dans une salle obscure lors de la première semaine d’exploitation : les spectateurs japonais se marrent toujours autant. Fanfaron, le metteur en scène se pointe à la très sérieuse cérémonie des Césars Japonais habillé en geisha ; affront que l’intelligentsia cinéphile nippone mettra beaucoup de temps à lui pardonner, ralentissant encore sa reconnaissance en tant qu’auteur. Son long métrage suivant, Jugatsu, poursuit la destruction en règle de son image de bouffon télévisuel. Si le film se flanque cette fois-ci de touches d’humour dont la lourdeur apparente se trouve diluée dans une atmosphère barrée, toujours à la limite du grotesque, son personnage de yakuza borderline déstabilise suffisamment pour que le film se plante au box-office local.Le clown se meurt
Notre homme prend acte en créant sa propre société, Office Kitano, et en refusant d’apparaître dans son troisième long, A scene at the sea. Optant pour un dénuement artistique total (pas de dialogue, des décors naturels uniquement), Takeshi obtient un succès modéré. Si le film ne lui coûte pas grand chose, il ne lui rapporte pas non plus de quoi se lancer dans une autre aventure filmique. Il se sent manifestement à l’étroit dans le mince carcan télévisuel où on souhaiterait le voir poursuivre, qui lui impose de plus un rythme de production permanent. Kitano est désormais à l’antenne sept jours par semaine, dans un registre dont il voudrait s’émanciper le plus tôt possible. Lorsque Kazuyoshi Okuyama, producteur malheureux de Jugatsu, lui propose de retenter l’aventure à la condition de livrer un blockbuster «à la Piège de Cristal», Kitano se lance dans un bluff limite frauduleux. Il ment à Okuyama sur le synopsis, sur les stars devant se retrouver à l’écran, et part tourner sur une île accessible uniquement par avion ce qu’il nomme sa version très personnelle de Pierrot le Fou. En découvrant les rushes de Sonatine, Okuyama rentre bien évidemment dans une colère noire, et ne pourra pas supporter le succès remporté par le film, au point de cacher à son maître d’œuvre l’étendue de son buzz en dehors du Japon (Kitano apprendra de la bouche de journalistes français que Sonatine avait obtenu plusieurs prix en festival). Son but quasi atteint, Kitano se laisse cependant déborder par un spleen des plus violents, ses proches sentent que la fin de son personnage dans Sonatine pourrait être la sienne. Takeshi ira jusqu’à commettre deux actes suicidaires : l’un artistique, avec Getting Any ?, comédie extrême où le réalisateur voulut démontrer l’inanité de son humour télévisuel au plus grand nombre ; et l’autre physique, en ayant l’accident, volontaire, qui devait lui paralyser le côté droit du visage. Durant sa convalescence, Kitano se met à la peinture et entame la série de films (Kids Return, Hana-Bi, L’été de Kikujiro) qui lui vaudra d’être enfin et pleinement reconnu au Japon. On peut parier que l’intermède que le réalisateur s’offre avec Takeshis’ n’a pas valeur de bilan définitif…

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