Pendre un enfant par la main

Comme l’a prouvé le documentaire “Lost in la Mancha”, Terry Gilliam n’est pas homme à se laisser abattre (même l’attelle qu’il arbore ce jour-là à la main le fait bien marrer). En plein micmac sur la post-prod’ des “Frères Grimm”, il peaufine “Tideland”, film dont on vous dit le plus grand bien ci-contre. Retour sur la confection du plus atroce de ses chefs-d’œuvre. Propos recueillis par François Cau

Petit Bulletin : Tideland ressemble au premier film d’un jeune réalisateur enragé…
Terry Gilliam : Je me suis senti très jeune en tournant ce film, on n’avait pas beaucoup de temps, pas beaucoup d’argent, on est justes parti sur une impulsion. Toute l’expérience a été très instinctive, je ne me souciais de rien à partir du moment où j’avais trouvé Jodelle Ferland et retrouvé Jeff Bridges. J’ai pensé à lui tout de suite en lisant le bouquin : un personnage de connard égoïste complètement défoncé que le public doit aimer malgré tout ; et tout le monde aime Jeff, quoi qu’il fasse ! Il y a une telle chaleur qui se dégage de lui… On plaisantait sur le tournage, en disant que c’était le Dude de Big Lebowski dix ans plus tard, et que le Dude avait déconné total… The Dude is dead !

Le film passe mieux à la seconde vision, une fois “débarrassé“ du choc de sa découverte…
C’est encore mieux la troisième fois (rires) - j’ai une grosse hypothèque sur ma maison… Beaucoup de gens réagissent violemment. Michael Palin (un ex-Monty Python – ndlr) l’a vu une première fois et a quitté la salle en plein milieu. Je l’ai rappelé le lendemain, il m’a confirmé qu’il n’avait pas trop aimé ce qu’il avait vu, mais qu’il s’était réveillé le matin en pensant au film, les images le hantaient, il ne pouvait pas s’en défaire. Il ne savait pas encore si c’était le meilleur ou le pire de mes films... Les spectateurs réagissent à des choses auxquelles ils n’ont jamais été confrontés, ça les perturbe. À la deuxième vision, le choc est effectivement dépassé et l’on peut accorder de la considération à ce qu’il s’y passe. L’important c’est qu’il reste dans la tête des gens, les fasse réfléchir, les mette en colère, ou que d’autres l’aiment. J’ai toujours voulu susciter le débat, mais ce n’est plus vraiment le but des films d’aujourd’hui, non ? Vous voyez un film et vous vous dites “Oh, OK, pas mal“… Qu’est-ce que le film vous a inspiré la seconde fois ?

Je suis arrivé à me caler sur les sentiments des personnages, et Jodelle Ferland ne me faisait plus peur…
Fallait pas aller la voir dans Silent Hill d’abord (rires) ! Elle est incroyable. Sur le plateau, rien ne la gênait, elle comprenait tout ce qui arrivait. Prenez la scène du baiser avec Dickens, une scène très difficile, où elle parvient à devenir l’agresseur. Pendant une prise, l’acteur était complètement perdu, il en a oublié son texte. On a coupé, il m’a avoué qu’il était complètement sous son emprise.

Vos sentiments quand vous avez fini le livre original ?
J’ai tout de suite appelé Mitch Cullin pour lui demander si quelqu’un avait déjà les droits. J’ai illico eu l’envie d’en faire un film. J’aimais Jeliza-Rose, son monde extraordinaire, tout y était surprenant car c’était réellement la vision d’un enfant, pas la version adulte et sentimentale d’un enfant. Je savais que ce serait intéressant, dangereux, que beaucoup de personnes allaient le détester. Les situations, les dialogues et les personnages étaient si merveilleusement bizarres, très Southern Gothic, dans la tradition littéraire des romans écrits dans l’Amérique d’en bas, où tout est étrange, barré, pas vraiment comme dans le reste des Etats-Unis…

Je suppose que vous vous attendiez à la volée de bois verts que se prend Tideland de la part des critiques ?
Bien sûr, peu de gens ont envie de se confronter aux thèmes du film. Mais les critiques négatives ne sont pas très intelligentes, elles expédient l’affaire en disant que c’est le bordel, que ça ne marche pas. Les plus virulents se sentent carrément attaqués, ils ne se donnent pas la peine de lancer le débat et se contentent d’apposer le label “de la merde“. Parfois j’ai même l’impression qu’ils ne parlent pas du même film ; par bien des aspects, je suis convaincu que c’est l’une des plus belles choses que j’ai faites, la plus sensible.

Comment avez-vous réussi à financer le film ?
Ce fut relativement “facile“ puisque ce n’est pas un film qui coûte cher. J’ai envoyé le livre au producteur Jeremy Thomas qui m’a dit “Super, on fonce“, puis on n’a pas réussi à trouver d’argent. On a mis un peu de temps, mais on y est parvenu. Ce qui est intéressant, c’est que les hommes qui peuvent mettre de l’argent dedans n’étaient pas à l’aise avec le projet, les thèmes abordés. Je me suis dit qu’on allait devoir chercher du côté des femmes, et c’est ce qui s’est passé, avec une productrice canadienne. Les femmes comprennent mieux le film, le personnage, elles n’en ont pas peur. Les hommes, pas tous mais bon nombre, sont effrayés, nerveux, mal à l’aise. Ça parle de sexe, de drogue et de mort. Certains contournent leur malaise, rentrent dans l’histoire et adorent le film. Quand je présente Tideland en avant-première, je demande aux spectateurs d’oublier toutes leurs idées, leurs pensées et leurs préjugés d’adultes, de voir le film à travers les yeux d’un enfant.

On n’arrive pas à se défaire de l’idée qu’on est en train de voir un film d’horreur…
Il y a tous les éléments qu’on pourrait trouver dans un film d’horreur, mais je ne les traite jamais comme tels. Je ne mets pas de gros effets sonores ou visuels, je les laisse vivre à l’intérieur du récit. Ils deviennent partie intégrante de cet univers imaginaire que tous les enfants créent sans cesse autour d’eux, avant que leur monde ne devienne de plus en plus concret. David Cronenberg avait décrit un de ses films comme un film d’horreur poétique, ça me plait bien…

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