Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures

Palme d’or méritée — quoique contestée — au dernier festival de Cannes, le film d’Apichatpong Weerasethakul est un conte métaphysique, un voyage aux pays des fantômes drôle et planant, une expérience de cinéma rare. Christophe Chabert

Alors que triomphe encore en salles le Inception de Christopher Nolan, voilà que débarque sur les écrans la dernière palme d’or du festival de Cannes, Oncle Boonmee, qui s’apparente aussi à une visite au pays des rêves. Le film devrait, dans un monde bien fait où les spectateurs n’ont qu’un seul désir, voir du cinéma différent, déclencher la même furia interprétative que le rubik’s cube nolanien. Là, par contre, on ne rêve pas… Les réactions paresseuses et aveugles de certains critiques lors des projections cannoises laissent peu d’espoir quant à un éventuel raz-de-marée d’enthousiasme. Et pourtant… Weerasethakul qui jusque-là (du moins, jusqu’à Syndromes and a century, qui fait figure aujourd’hui de prise d’élan avant le grand envol d’Oncle Boonmee) avait choisi de garder les clés de son coffre cinématographique bien caché à l’abri des regards, l’ouvre ici en grand, et témoigne d’une surprenante hospitalité envers le spectateur.

Vers l’invisible et au-delà

Premier cadeau de bienvenue : la beauté à couper le souffle de ses images. Le prégénérique nous plonge dans la jungle où, au milieu d’une végétation luxuriante, une silhouette noire aux yeux rouge vif apparaît et fixe la caméra. Plan saisissant de mystère appuyé par une bande-son mêlant cacophonie de l’immensité sauvage et musique toute de nappes synthétiques et d’infrabasses bourdonnantes. Puis nous voici à la table d’Oncle Boonmee. Propriétaire terrien n’ayant visiblement pas fait que des choses réglos dans sa vie (il exploite encore les travailleurs immigrés comme une main d’œuvre pas chère), il est rongé par une maladie des reins laissant peu de doutes sur une issue tragique et imminente. Cette maladie, Boonmee la vit comme une punition et, au seuil de son existence, il va tenter de se réconcilier avec lui-même et avec son entourage. C’est là où le cinéaste offre un deuxième cadeau au spectateur : en plus d’un humour étrange — mais salutaire ! il fait entrer les fantômes dans son récit à travers une série d’apparitions fantastiques et néanmoins prosaïques : d’abord l’épouse morte de Boonmee, puis son fils disparu il y a longtemps et qui revient couvert de poils noirs à la façon d’un homme singe. Plus que la raison de cette métamorphose, ce qui intéresse Weerasethakul, c’est le voyage que ce fils a effectué : empruntant le matériel photographique de son père, il s’est enfoncé dans la jungle et là, il a été témoin de quelque chose d’indicible et donc d’immontrable. À l’origine et aux confins de la représentation, c’est le premier cercle d’Oncle Boonmee, celui qui prépare le deuxième, où l’on va mourir à l’endroit même où l’on a été conçu, en attendant de vivre d’autres vies que la sienne. Le film réserve ainsi d’autres boucles, d’autres parenthèses (d’autres incarnations ?) : un rêve qui, à l’écran, est représenté par les images fixes (et bien réelles) d’enfants-soldats posant à côté d’un homme déguisé en gorille. Ou, plus troublant encore, l’étrange fable qui s’intercale dans le récit où une princesse, fantasmant une relation charnelle avec ses porteurs, la connaîtra auprès d’un poisson-chat qui parle et qui, idée sublime, lui retirera perles, colliers et signes de richesse avant de la conduire à la jouissance. La lutte des classes qui s’effondre face au désir physique ? Une lecture, parmi d’autres, d’une séquence énigmatique mais, une fois de plus, magnifiquement filmée, rythmée et stylisée.

Métaphysique enfantine

Des rêves à l’intérieur de rêves : c’est le programme d’Oncle Boonmee, jusqu’à ses prodigieuses séquences finales où, quittant la jungle pour l’urbanité, Weerasethakul propulse ses personnages dans un monde quotidien qu’il charge d’onirisme jusqu’au vertige. Il y a, à cet instant, quelque chose de 2001, odyssée de l’espace dans le film, mais passé au filtre de l’imaginaire d’un conte pour enfants, dont le cinéaste reprend certains codes et la manière de faire surgir le merveilleux comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde. On peut s’étonner d’un tel pont entre la métaphysique kubrickienne et le fantastique enfantin ; dans les deux cas pourtant, c’est un même appel à la suspension du sens, au profit d’un pur éblouissement des sens. Devant Oncle Boonmee, nous sommes comme Alice de l’autre côté du miroir : ravis, perdus, enchantés par ces «Il était une fois» imbriqués dans une logique dont on apprend peu à peu à comprendre le fonctionnement, en la vivant plus qu’en la pensant. Des semaines après, le charme n’est toujours pas rompu. Avec ce film beau, rare et fascinant, Weerasethakul nous a définitivement ensorcelés. Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures D’Apichatpong Weerasethakul (Thaïlande, 1h53) avec Thanapat Saisaymar, Jenjira Pongpas…

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