Savages

On espérait que, loin des pamphlets politiques et des fresques historiques qui ont fait sa gloire, Oliver Stone allait retrouver un peu d’efficacité et de modestie dans ce thriller narcotique sur fond de ménage à trois. Mais faute de choisir un ton, un style et un point de vue, son "Savages" est plus ridicule que distrayant. Christophe Chabert

En introduction, la belle O (pour Ophelia, attention, référence !) raconte que ce n’est pas parce qu’elle nous explique l’histoire du film en voix-off qu’elle en est forcément sortie saine et sauve. Joignant le geste cinématographique à la parole, Oliver Stone bloque son ralenti en noir et blanc, rembobine le film telle une antique VHS et reprend le récit à son début. L’idée est excitante : désigner ses personnages comme de pures créatures de celluloïd, des images malléables que l’on brinquebale d’un bout à l’autre de l’intrigue et qui finissent par lui survivre. Cette plasticité est la marque du cinéma de Stone depuis Tueurs nés, même si on peut aussi constater qu’elle est ironiquement devenue le symbole de sa carrière récente, où une emphatique fiction patriotique (World trade center) voisine avec un sobre docu-drama à charge sur George W. Bush ou une suite paresseuse d'un de ses plus grands succès (Wall street : l'argent ne dort jamais).

Délivré de tout ce fatras politique pour le moins contradictoire, Savages se présente comme un divertissement mal peigné, genre qui avait plutôt bien réussi au cinéaste avec U-Turn. On y voit un ménage à trois formé par deux cultivateurs-dealers de cannabis, Chon, ancien de l’Irak et de l’Afghanistan, les muscles du trio ; Ben, tendance hipster écolo idéaliste, le cerveau et la sensibilité ; et au milieu, la fameuse O., fille de bourges devenue une adepte de l’amour libre et de la beuh joyeuse. Ce Jules et Jim californien parfumé aux vapeurs de chanvre est regardé par Stone avec un mélange de provocation à l’égard du puritanisme américain mais aussi avec une vraie tendresse, premier degré inattendu qui laisse augurer le meilleur quand le thriller va se mettre en marche.

À moitié Stone

Or, dès que débarquent dans la fiction les bad guys du récit, tueurs mexicains appartenant à un cartel de la drogue aux pratiques barbares, Savages souffre immédiatement d’un fatal mélange de ton. Benicio Del Toro et Salma Hayek ont visiblement eu carte blanche pour s’amuser à composer des personnages à la cruauté cartoonesque, et ne se privent pas pour le faire savoir au spectateur. Moustache de mariachi pour Del Toro, longue perruque noire de geais pour Hayek, et surtout concours de regards torves et de sourires machiavéliques qui déplacent l’enjeu vers un second degré dont on se demande jusqu’à quel point il est assumé. D’autant plus qu’en face, Kitsch, Taylor-Johnson et Lively gardent un sérieux papal, comme si les deux parties ne jouaient pas dans le même film. C’est regrettable, surtout que Stone semble vouloir dire des choses sur la frontière trouble entre le bien et le mal, entre la loi et le crime, notamment via le personnage d’agent ripou joué par Travolta, qui fait la navette entre les deux univers.

Savages souffre ainsi de ce côté cul entre deux chaises : pas très palpitant si on choisit de s’y amuser, peu subtil si on décide de le regarder comme une œuvre adulte. Le point culminant de cet entre-deux est atteint durant le climax, qui choisit sciemment de ne pas choisir, tentant maladroitement de boucler la boucle (tout cela n’est que de l’image, tout cela n’est que de la fiction) mais révélant surtout un Oliver Stone extrêmement prudent, incapable d’aller au bout de ses idées et de son propos. Un bel exemple reste cette escouade de jeunes vétérans de la guerre en Irak devenus mercenaires après leur retour à la vie civile. Il y avait là de quoi creuser sur le rapport entre mensonge d’état et recrudescence de la criminalité armée ; mais le film ne développe aucune de ses silhouettes, simples figurants utiles au récit.

La mise en scène ne sait pas non plus à quel saint se vouer, le jeu sur les formats et les textures n’étant qu’un gadget revenant à intervalles réguliers pour mettre un peu de fantaisie dans un film au demeurant plutôt sage. Enfin, si Stone s’avère peu avare sur la violence, il est incroyablement chaste dans sa représentation de la sexualité, sachant très exactement où il doit s’arrêter pour préserver l’image de ses star(lette)s. Étrange sensation, tout de même : une semaine après un Jason Bourne inepte, Savages semble toucher par le même mal. Ce qui aurait pu être des séries B sèches et efficaces et concentrées sur leur récit se perdent en fausses ambitions, complexités de surface qui débouchent sur des films obèses et ennuyeux de près de 2h20. Entre surenchère et déflation, c’est la crise à Hollywood.

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