« L'essence d'un réalisateur est d'être un voyeur »

Jeune et jolie
De François Ozon (Fr, 1h34) avec Marine Vacth, Géraldine Pailhas...

Rencontre avec François Ozon, réalisateur de "Jeune & Jolie", quatorzième long-métrage d’une œuvre qui se réinvente sans cesse, inégale mais toujours surprenante. Propos recueillis par Christophe Chabert

Dans vos derniers films, vous vous aventuriez vers des choses inédites chez vous. Dans Jeune & Jolie, vous reprenez les choses là où vous les avez laissées avec 5X2 : un concept très fort, la question du désir qui redevient centrale…
François Ozon :
L’envie première était de reparler de l’adolescence. Je me suis rendu compte que je n’avais pas parlé de l’adolescence depuis Sous le sable, qui est un film important car c’est là que j’ai rencontré Charlotte Rampling. J’ai ensuite fait beaucoup de films avec des personnages nettement plus matures, et le fait de travailler avec les deux jeunes acteurs de Dans la maison m’a donné envie de retourner vers l’adolescence. Je ne pense pas tellement à mes films d’avant, mais disons que ça me ramenait à mes premiers courts-métrages. Je pouvais reparler de l’adolescence et du désir adolescent mais avec mon regard d’aujourd’hui, une distance que je n’avais pas à l’époque. Chaque film est un peu une expérimentation, je voulais voir ce que ça donnerait. Sur le côté formel, oui, il y a les quatre saisons, mais c’est moins théorique que 5X2.

Dès l’ouverture avec cette scène de voyeurisme sur la plage, qui est le lieu vers lequel vous reveniez systématiquement dans vos premiers films, on se dit : c’est du François Ozon.
Oui, autant partir du cliché, de l’image que les gens ont de moi. Je ne me prive pas de ce que j’aime. Et c’était important de partir du point de vue de l’enfant. Le film devait aussi se terminer sur la plage mais finalement, j’ai coupé la scène au montage, notamment parce qu’elle était ratée. J’ai préféré finir dans la chambre d’hôtel.

Le voyeurisme est une fausse piste… Au contraire, le spectateur n’est jamais mis dans une position de voyeur.
Ça dépend si l’on considère qu’il est péjoratif d’être un voyeur ! Pour moi, c’est l’essence même du réalisateur et du spectateur. Depuis Hitchcock, tout le monde sait que les spectateurs sont des voyeurs.

Mais vous ne le mettez pas trop en abîme à l’intérieur du film…
Mon regard sur cette jeune fille est très scrutateur, je la filme quand même sous toutes les coutures. Après, il y a plusieurs manières d’être un voyeur : il y a le voyeur avec les jumelles, qui regarde de très loin, et il y a le voyeur qui accompagne. Je suis aussi dans l’empathie avec le personnage, je l’aime, ce n’est pas un regard à distance. Commencer par cette scène de voyeurisme, c’était aussi une manière de m’en débarrasser. C’est une fausse piste, mais chaque début de saison est une fausse piste : je commence par le point de vue d’un des membres de la famille et ensuite je reviens sur elle.

Est-ce que vous voyez votre personnage comme une adolescente singulière, ou voyez-vous en elle un symbole de la jeunesse d’aujourd’hui ?
À partir du moment où je décide que le film va se passer aujourd’hui, forcément, il est ancré dans une réalité : internet, l’obsession du fric… Mais cette histoire aurait pu se passer dans les années 60, et Buñuel en a fait un film, même s’il ne s’agissait pas d’adolescence. Mais j’avais envie de ces points de repère d’aujourd’hui. Ça m’intéressait de montrer la facilité avec laquelle elle pouvait faire ça, car il y a des moyens de communication qui rendent les choses moins dangereuses. Ça reste dangereux, mais ce n’est pas comme aller dans la rue ou au bordel.

Mais a-t-elle quand même quelque chose de singulier ?
Oui, ça ne m’intéresse pas de faire des généralités. C’est un film sur un personnage particulier qui ressemble à d’autres personnages de mes films, qui ne se satisfait pas de sa réalité. Elle aurait pu avoir d’autres besoins : la drogue, la bouffe… Elle, c’est cette sexualité-là, qu’elle pense protégée par le rempart qu’est l’argent.

La singularité apparaît après qu’elle ait été démasquée, dans sa manière de tester son entourage, la culpabilité de sa mère… Ce qui renvoie au personnage de Dans la maison, un adolescent dont on ne savait pas s’il manipulait avec un dessein précis ou s’il agissait sur le moment…
L’idée de l’intrus dans la maison m’a toujours intéressé. Mais dans Jeune & jolie, ce sont les autres qui voient en elle un danger. Le beau-père la trouve dangereuse par sa beauté, sa mère ne la comprend pas. Elle en joue et elle teste les limites, ce qui est un aspect de l’adolescence.

Est-ce que vous êtes allé chercher chez votre comédienne des choses qui résonne avec ce qu’elle est ?
Oui, mais ce n’est pas du vol, c’est un contrat passé entre nous. Je ne suis pas un metteur en scène sadique, je travaille dans la confiance avec mes comédiens, dans l’échange. On a fait beaucoup de lectures ensemble, elle savait exactement ce que j’allais montrer et ne pas montrer dans les scènes de cul. C’est un rapport très ludique de jeu et de travail. Mais dès les essais, j’ai su qu’il y avait quelque chose qui m’intéressait en elle. J’avais donné la séquence du commissariat pour ces essais, et j’ai vu plein d’actrices qui étaient très bien, mais j’étais dans quelque chose de très naturaliste, j’avais l’impression d’être dans Police de Pialat ou dans le film de Maiwenn. Et tout d’un coup Marine est arrivée ; elle était extrêmement juste, mais aussi complètement ailleurs. Ça, pour un réalisateur, c’est génial : il y a un mystère, il y autre chose qui se joue que la scène. Il y avait des maladresses, mais j’ai tout de suite perçu qu’il se passait quelque chose à la caméra. C’est rare et quand on le trouve, on est ravi. Je l’avais déjà senti avec Charlotte Rampling pour Sous le sable.

Pourriez-vous faire avec elle le même genre de chemin que celui que vous avez eu avec Ludivine Sagnier ?
Oui, pourquoi pas… C’est une actrice en devenir, elle est très forte. C’est une actrice qu’on a envie de filmer.

Avec ce film, vous êtes revenu à un tournage en pellicule après plusieurs films en numérique. Pourquoi ?
Comme c’était un film avec une certaine sensualité, où le grain de la peau est important, c’était nécessaire de revenir à la pellicule. Sur Dans la maison, le numérique fonctionnait car il y avait un côté très a-plat, assez abstrait. En même temps, j’ai beaucoup souffert à l’étalonnage car avec le numérique, il y a une uniformisation des couleurs, alors que j’aime la variété de couleurs à l’intérieur des plans. Et les textures de peau perdent beaucoup en numérique, il y a un côté très clinique que je n’aime pas trop.

N’est-ce pas compliqué de faire passer cela auprès des producteurs ?
Non. Aujourd’hui, le 35 mm est beaucoup moins cher. Personne ne loue les caméras 35, on les a pour rien du tout du coup. Après, il y a le labo, mais ce n’est pas beaucoup plus cher que le numérique.

C’est aussi parce que vous faites peu de prises, non ?
Si, je fais beaucoup de prises. Bon, c’est vrai que c’est plus pratique de tourner en numérique aujourd’hui, mais il y a des cinéastes américains qui reviennent au 35. Tarantino, par exemple… Mais je peux m’adapter. Si je fais un film majoritairement de nuit, je le tournerai en numérique.

Vous continuez de tenir votre rythme d’un film par an ?
J’essaie, mais c’est compliqué. Les gens ne veulent plus, ils en ont marre de moi. (Rire) J’aime tourner, donc je ne vois pas pourquoi je me restreindrai… J’espère tourner en fin d’année, mais ce n’est pas fait !

Dans votre génération de cinéastes, vous êtes une exception, les autres tournent plutôt un film tous les trois ans… J’ai parfois l’impression que le fait de tourner autant, c’est une manière de ne pas se retourner sur vos films… Est-ce que vous les revoyez ?
Non. Enfin, quand je tombe par hasard dessus, oui. Parfois, je suis surpris d’en revoir des bouts. Mais ça ne m’intéresse pas. Une fois que c’est fait, c’est fait. Je suis très content de parler avec des gens qui ont aimé mes films. Ce qui est gênant, ce sont ceux qui font des listes : j’aime celui-là, pas celui-là… Les films vivent longtemps, mais une fois qu’ils sont sortis, on passe à autre chose.

On a l’impression que vous ne cherchez pas à bâtir une œuvre…
Je suis fassbinderien. Fassbinder disait : je construis une maison petit à petit, avec différentes pièces, après on verra si c’est un château ou autre chose. Je me sens proche des metteurs en scène des années 40 ou 50, qui faisaient un coup un western, un coup une comédie musicale. Aujourd’hui, on starise énormément le réalisateur.

Seriez-vous prêt à retenter une expérience à l’étranger ou celle d’Angel vous a vacciné ?
Oui, mais ça prend du temps. Je casserai carrément mon rythme d’un film par an. C’est vrai qu’Angel, c’était compliqué : le tournage était difficile, l’accueil n’a pas été bon, les gens ne l’ont pas aimé. Mais j’aime beaucoup les acteurs anglais. Quand je commence à penser à un film, je fais d’abord un casting dans ma tête avec des acteurs anglais ou américains. Il y a un choix plus large et plus exotique.

Vous êtes un des rares cinéastes français dont les films sortent presque partout dans le monde…
Oui, ils se vendent bien. Mais tourner à l’étranger, c’est l’Angleterre ou les États-Unis. Quand on voit que pour Desplechin, c’était un enfer, pour Guillaume Canet, c’était catastrophique… Je n’ai pas vu les films, mais je sais que sur les conditions de travail, c’était compliqué. En France, on est privilégié : on a une liberté, le final cut. J’avais souffert sur Angel car les techniciens n’étaient pas du tout dans le même état d’esprit qu’en France. En France, même si on s’engueule, même si ça ne va pas, il y a un truc commun, c’est le film. Là-bas, tout est très hiérarchisé, chacun est dans son coin, et tout le monde se fout de l’autre.

Vous disiez avec Dans la maison que vous étiez un peu déçu par la non sélection du film à Cannes…
Finalement, non. Après, il s’est passé plein de bonnes choses pour le film, alors… Le Grand prix à San Sabastian, le prix à Toronto.

Et du coup, la sélection de Jeune & Jolie
Je ne m’y attendais pas. Visiblement, ça correspondait plus à ce que l’on attend de moi ! Mais j’étais très content, le film a beaucoup plu, il a été vendu partout.

Est-ce vrai que cette sélection est arrivée assez tard et que le film, au départ, était plutôt destiné à la Quinzaine des réalisateurs ?
Ce qui s’est passé, c’est que Thierry Frémaux donne sa réponse au dernier moment. Comme on avait surtout envie d’être à Cannes, on l’a montré à la Quinzaine, qui nous a dit qu’elle voulait le film. On était prêt à accepter, mais les distributeurs et les producteurs préféraient la compétition…

Vous disiez que vous aviez voulu faire un film contemporain. Pourquoi alors avoir choisi les chansons de Françoise Hardy ?
Il y a deux temporalités dans sa carrière : les années 60, qui est l’époque des yéyé, des adolescents qui deviennent le centre de la culture. Et je trouve que les chansons de Hardy sont la quintessence de la désillusion amoureuse. Ça correspondait à la fois en contrepoint et en commentaire des choses. Et puis les années 70, après la libération sexuelle, où il y a une mélancolie, qui correspondait bien aux deux dernières parties du film. Ce n’est pas plus intellectualisé que ça. J’aime utiliser des chansons dans les films, ça apporte une respiration, une supension…

Le «Quatre saisons, quatre chansons» était là dès le début du projet ?
Oui. C’était pour qu’on ne me demande pas de raconter le film ! C’est une manière d’échapper au synopsis psychologisant ou sociologisant : une jeune fille, la prostitution. Au bout d’un moment, on ne peut plus y échapper, on est obligé de rentrer dedans !

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