Berlinale 2014, jour 3 : vraies et fausses valeurs

Nymphomaniac - Volume 1
De Lars von Trier (Dan-All-Fr-Bel, 1h50) avec Charlotte Gainsbourg, Stellan Skarsgård...

"Nymphomaniac volume 1" (version longue) de Lars von Trier. "Kreuzweg" de Dietrich Brüggemann. "Historia de miedo" de Benjain Naishtat. "A long way down" de Pascal Chaumeil.

Dans un festival de cinéma, les journées se suivent et ne se ressemblent pas. Après un samedi fracassant, ce dimanche fut des plus décevants, avec un retour en force de l’auteurisme frelaté qui, jusqu’ici, était resté gentiment à la porte.

Le meilleur film du jour, et de très très loin, n’était pas une surprise du tout, puisqu’il s’agissait de la version longue de Nymphomaniac volume 1. Soit le montage voulu par Lars von Trier, avec la totalité des plans de sexe explicite et la durée imaginée par l’auteur. Niveau cul, disons-le, s’il y a là plus de bites en érection et de coïts en insert que dans la version courte, on reste loin du porno annoncé. En revanche, le rythme de cette version est très différent de celle sortie en salles, et cela ne fait désormais plus aucun doute : Nymphomaniac est une des œuvres cinématographiques les plus importantes de ces dernières années.

La mise en scène gagne en ampleur, en beauté, en profondeur, gardant tout ce qui faisait déjà la force de la version courte — l’humour insolent, la logorrhée figurative, les morceaux de bravoure comme le chapitre sur Mrs H. / Uma Thurman — en y ajoutant une dimension impalpable, métaphysique. Von Trier a bel et bien réussi le film total qu’on attendait de lui depuis très longtemps, et le semi-lynchage dont il a été victime auprès d’une majeure partie de la presse se révèlera au fil du temps pour ce qu’il est : un pur scandale.

Chemin de croix

La compétition berlinoise continue, avec un autre film allemand, Kreuzweg (photo) de Dietrich Brüggemann, jeune cinéaste qui aura réussi à signer le truc le plus hypocrite et irresponsable qui soit. Un machin qui nous promène pendant une heure trente en nous faisant miroiter une critique radicale de l’extrémisme chrétien, ici représenté par une famille de dingues qui pensent qu’être croyant, c’est être un « guerrier », que depuis qu’on n’y dit plus la messe en latin, l’église chrétienne a été livrée au démon et qu’il faut chasser de sa vie, de son cœur et de son esprit toute tentation, à commencer par la « musique sataniste » — en gros, toutes les musiques autres que les Cantates de Bach !

Maria, l’aînée de la famille, doit donc gérer ces dogmes écrasants tout en surfant dans sa vie d’adolescente avec ce qui pourrait venir les contredire. À commencer par un garçon de son âge qui a le malheur de lui proposer de chanter dans la chorale de son église, plus ouverte puisqu’on y entonne de la soul et du gospel — musiques honnies et diaboliques, donc. Sa mère, une harpie dont la bigoterie confine au harcèlement moral, va lui faire payer sévèrement cette envie impure. Mais Maria n’est pas non plus une rebelle cherchant à s’émanciper ; elle est ainsi persuadée que si elle se conforme aux préceptes qu’on lui apprend, elle pourra permettre à son petit frère, 4 ans et toujours incapable de prononcer un mot, de sortir de son autisme.

Kreuzweg signifie en français « Stations de la croix ». Le film est donc découpé en 15 chapitres reprenant le nom desdites stations et qui sont autant de plans-séquences, forcément très longs, et tous fixes ou presque. Car il y aura trois mouvements de caméra au cours du film, pas un de plus, pas un de moins, tous évidemment signifiants. Le reste du temps, Brügemann adopte un systématisme simple à résumer : on détermine la place finale d’un des personnages dans le cadre, et on organise tout le reste du plan — déplacements des autres personnages, entrées et sorties de champ, décor, actions — en fonction. Cela conduit à deux apories : la première, qu’on ne cesse de répéter depuis le triomphe de Des hommes et des Dieux, le film qui lança la vague, c’est ce besoin de traiter le sujet religieux par une mise en scène forcément austère, rigoureuse et dogmatique ; la seconde, c’est l’absence de liberté imposée par le réalisateur-démiurge à ses personnages dans un dispositif où tout est aussi vissé et rétif au moindre accident…

Du coup, il peut déverser sans souci toute son ironie et son sarcasme sur des créatures d’une connerie hallucinante, faire ricaner les anticléricaux devant autant de bêtise, tout en donnant la sensation d’être neutre et du coup donner des gages à l’œcuménisme ambiant. Hypocrisie manipulatrice et facile qui va se démasquer lors des trois dernières scènes. Brüggemann, qui semblait ramener ces mabouls à la réalité et à leur folie, va grâce à un coup de théâtre scénaristique leur donner raison. Eh oui, le sacrifice, la grâce, le miracle, la sainteté, tout ça, ça existe bel et bien. Et, pour couronner le tout, il sort de sa froideur formelle pour le souligner par un effet de mise en scène au bas mot scandaleux. Même la mère, ce monstre de haine et d’aigreur, aura droit à son moment de compassion, furtif certes, mais suffisant pour la l’absoudre. On croit rêver, mais non. Kreuzweg nous vend bien la pire des bondieuseries derrière sa soi-disant attaque virulente contre l’intégrisme chrétien.

Tremblez, braves festivaliers

Auteurisme éculé, suite, mais sur un autre registre, avec Historia del miedo, lui aussi présenté en compétition. Le cinéma argentin se divise en deux catégories : l’école Pablo Trapero / Ricardo Darin, soucieuse de spectacle, de sujets et curieuse envers le cinéma de genre ; et l’école Lisandro Alonso, avant-gardiste, minimaliste, en quête du geste artistique ultime et radical. Benjamin Naishtat appartient à cette deuxième école, et il le crie haut et fort tout au long de son (premier) film. Qui commence par une belle idée : un hélicoptère survole une zone résidentielle entourée de bidonvilles. La caméra adopte son point de vue aérien tandis qu’en off, un speaker demande à la population d’évacuer certains secteurs et d’arrêter de déclencher des feux sauvages… Naishtat introduit une quotidienneté inattendue avec le gag du haut parleur défaillant, ou brouillé par le bruit des pales.

Ensuite, il s’enferme très vite dans un système de plans vignettes à la modernité dépassée : l’action est réduite à une série de micro saynètes décrivant des événements bizarres, comme cet homme qui se met à effectuer une drôle de chorégraphie au milieu d’un fast food, ou ce policier qui intervient pour arrêter une sirène qui s’est déclenchée à l’intérieur d’une maison. Cette narration-là, trouée de partout, résolument opaque, dessine le sujet du film par touches impressionnistes — la paranoïa qui s’empare d’une micro-société bourgeoise face à une insécurité dont on ne sait si elle est réelle ou simplement fantasmée. Geste radical donc, mais qui n’exhibe souvent que sa radicalité, jamais vraiment fascinante malgré un travail assez savant sur le son, véritable source de l’inquiétude et de l’inconfort qui s’empare du film.

Là où un tel dispositif pourrait créer un rapport ludique entre le spectateur et l’écran, c’est l’inverse qui se produit. À force de ne jouer que sur la suggestion, Naishtat s’enfonce lentement dans l’anodin ; à force de dédramatiser et de ne compter que sur les détails étranges pour entretenir un semblant de tension — comme cet homme nu qui arrête une voiture à un péage — il plonge son film dans une léthargie désagréable, attendant les dix dernières minutes pour tenter un coup de force.

Comme l’hélicoptère du début, ce final est assez étonnant. Mais il renforce la sensation d’un court métrage inutilement étiré sur 80 minutes, dont le propos aurait, chez un Reygadas par exemple, trouvé la rage cinématographique nécessaire pour être vraiment dérangeant. N’est pas marxiste qui veut, et à trop vouloir faire de cette lutte des classes un combat éternellement différé entre le peuple menaçant et invisible et des bourgeois apeurés et recroquevillés dans leurs propriétés, Historia del miedo finit par ne pas dire grand-chose, et en raconter encore moins.

Chaumeil sans issue

Pas de trace de radicalité en revanche chez Pascal Chaumeil et son A long way down, adaptation du roman de Nick Hornby avec un casting bandant emmené par Pierce Brosnan, Toni Collette et la pétillante Imogen Poots. Pour sa première expérience anglaise, on pouvait espérer que le réalisateur du brillant L’Arnacœur allait faire oublier le désastre d’Un plan parfait. Rien de tout ça, hélas ! Ce feel good movie est en quête permanente de légèreté, et ne ramène en général qu’une très pesante envie de suivre un cahier des charges.

Brosnan y incarne un ancien présentateur vedette de la télé britannique, déchu suite à un scandale sexuel qui lui a coûté sa carrière et sa famille. Un 31 décembre, il décide d’en finir en se jetant de la tour qui autrefois abritait ses exploits cathodiques. Mais, sur place, il se retrouve avec trois autres personnes ayant eu la même idée que lui. Ils décident ensemble de « tenir » jusqu’à la Saint-Valentin, signant un pacte leur interdisant de se suicider entre temps.

À cela s’ajoute tout un tas de sous-intrigues mêlant politique, sentiments, médias, et qui permettront à chaque personnage d’endosser à tour de rôle la voix principale du récit. Le film est alors farci de bons sentiments, de chromos et de dialogues grossièrement estampillés "humour british", sans parler des nombreux rebondissements qui ne servent qu’à séparer, réunir, re-séparer et re-réunir le quatuor. La mise en scène est franchement laborieuse, Chaumeil faisant de visibles efforts pour tenir la comparaison avec l’élégance naturelle des cinéastes anglais lorsqu’ils abordent ce genre de comédie romantique.

C’est peu dire que rien ne fonctionne, et on finit par se dire que L’Arnacœur était avant tout un film formidablement bien produit à l’intérieur du système français, avec un scénario béton, des acteurs parfaitement castés et dans lequel le cinéaste s’était contenté d’apporter son professionnalisme. Avec des matériaux nettement moins intéressants, Chaumeil se révèle sans doute pour ce qu’il est : un yes man formé à la télé, qui n’a rien d’autre à vendre qu’un petit savoir-faire d’auteur et de réalisateur, mais aucun point de vue de metteur en scène. A long way down fera sans doute sa petite vie dans le paradis consumériste des multiplexes ; mais ici, à la Berlinale, cette "séance spéciale" a surtout renforcé le caractère très très ordinaire d’un tel produit.

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