Trois souvenirs de ma jeunesse

Trois souvenirs de ma jeunesse
D'Arnaud Desplechin (Fr, 2h) avec Quentin Dolmaire, Lou Roy Lecollinet...

Conçu comme un "prequel" à "Comment je me suis disputé...", le nouveau et magistral film d’Arnaud Desplechin est beaucoup plus que ça : un regard rétrospectif sur son œuvre dopé par une énergie juvénile, un souffle romanesque et des comédiens débutants remarquables. Christophe Chabert

En 1996, Paul Dédalus avait trente ans, tentait de terminer sa thèse de philosophie et se séparait de sa compagne Esther. Vingt ans après, il finit une mission d’anthropologue au Tadjikistan, où il partage son lit avec une ravissante autochtone et s’apprête à rentrer en France pour travailler au Quai d’Orsay. De Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) à Trois souvenirs de ma jeunesse (Nos Arcadies), Dédalus n’a pas seulement vieilli (et son interprète avec lui, Mathieu Amalric, fiévreux et génial), il a aussi été transformé par l’œuvre d’Arnaud Desplechin. Lorsqu’il démarre un vaste retour sur lui-même, sur son enfance et son adolescence, ce Dédalus-là n’est, comme l’eau du fleuve selon Héraclite, plus tout à fait le même, mais pas tout à fait un autre non plus.

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Ce n’est pas qu’une affaire de torsion entre le premier film et son "prequel" ; il y en a, puisque l’anthropologie remplace la philosophie et que Desplechin a pris des libertés avec la chronologie de son histoire avec Esther. Cela a aussi à voir avec la manière dont un homme charrie des événements oubliés qui peuvent à tout moment refaire surface, des cicatrices mal refermées prêtes à se rouvrir à tout moment. C’est tout le sujet, bouleversant, de Trois souvenirs de ma jeunesse.

« Je me souviens… »

Dédalus, donc, se souvient ; cela le transporte à Roubaix où, enfant, il devait subir la folie de sa mère et les coups de son père. Premier souvenir qui baigne dans la pénombre, comme si les fenêtres de la maison familiale ne devaient jamais s’ouvrir et laisser deviner les secrets qu’elle abrite. Seul rayon de lumière : une grand-tante chez qui Paul trouve refuge, amoureuse d’une vieille immigrée russe qui l’initie, pour la première fois, à une autre culture. Chez Desplechin, l’altérité crée toujours une forme de curiosité et d’humanité, mais jamais il ne l’avait exprimée avec autant de foi et de sincérité qu’ici.

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Ce motif, on le retrouve au cœur du deuxième souvenir : Paul a grandi, il a seize ans et s’apprête à faire un voyage scolaire à Minsk. Par l’intermédiaire de son meilleur ami Marc, il est approché pour qu’ensemble ils organisent l’évasion de "refuzniks", des dissidents juifs soviétiques. Le jeune homme va donc accomplir un acte héroïque, mais c’est avant tout pour se rapprocher de l’ami juif dont il ne partage ni la culture, ni la religion. Desplechin se lance alors dans un mini-film d’espionnage qui, évidemment, fait écho à son premier long. Sauf que là où La Sentinelle séparait les choses (l’intime et le politique, les femmes et les hommes, le présent de son personnage et le passé de ceux qu’il croisait) pour créer du romanesque, le geste du cinéaste est ici d’une aisance totale, qu’il s’agisse de filmer des dialogues d’alcôves ou des instants de suspense, le Paul d’aujourd’hui ou celui d’hier. Avec en ligne de mire cette idée sublime : le Dédalus de 16 ans s’est dédoublé, et ce double-là est mort dans un ailleurs qu’il n’a jamais exploré.

Teen Dédalus

Trois souvenirs de ma jeunesse est un film qui croit aux fantômes, ou plutôt qui fait de la mémoire un jeu de spectres pouvant revenir hanter le héros. Mais plutôt que de se laisser aspirer par une forme de morbidité, Desplechin choisit, dans une troisième partie qui occupe à elle seule les trois quarts du film, de laisser circuler l’énergie juvénile de ses personnages à travers une relecture très personnelle du "teen movie".

Dès que Paul croise le regard d’Esther, l’image se fragmente en une série de "split screens" inattendus ; et quand celle-ci arrive à une fête, Desplechin la filme au ralenti, comme l’apparition d’une future reine du lycée. Pas question, toutefois, de perdre de vue ce qui relie chaque segment : si Paul et Esther vivent ensemble une histoire d’amour incandescente, il s’agit avant tout de mesurer toutes les distances qui les séparent. Distance de caractère entre Paul, érudit et littéraire, et Esther, plus nature, plus spontanée ; puis distance géographique entre celle qui reste à Roubaix et celui qui va mener une vie monacale d’étudiant à Paris ; et enfin distance créée par les rencontres et les aventures sexuelles sans lendemain.

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La distance, c’est pour Desplechin une autre manière d’aborder la question de l’autre ; et sa réponse est une des plus touchantes qui soient. Là encore, la curiosité de Paul lui permet d’être l’agent qui relie les êtres les plus éloignés – sa visite chez un dealer arabe en est un exemple formidable. Il est aussi celui qui suscite les vocations, qui fait éclore la vérité des autres parce qu’il est celui qui « ne ment jamais », qui soutient l’édifice familial – son frère et sa sœur, beaux personnages secondaires à qui le récit accorde une place discrète mais décisive.

Le geste si fluide, si vif de la mise en scène, qui cherche à tout prix le mouvement – de la caméra, du temps, des saisons, des humeurs – prend alors tout son sens, tant il épouse le caractère de son héros. Mais Esther est aussi, sinon plus, fascinante que Paul – c’est l’occasion de citer les deux excellents comédiens qui les incarnent, Lou Roy-Lecollinet et Quentin Dolmaire. La passion n’éteint pas son tempérament libre et entier ; si Paul la change, c’est parce qu’elle digère leur relation – le souvenir de la conclusion, magnifique, de Comment je me suis disputé… est ici très palpable. Paul, lui, a-t-il vraiment digéré son histoire avec Esther ? L’épilogue ramène le spectateur au présent mais montre qu’à tout moment, un passé non réglé peut réapparaître, amer, et conduire à la solitude.

Un dernier mot sur cette œuvre magistrale : on a souvent dit que Desplechin était l’héritier des maîtres de la Nouvelle Vague. S’il y a beaucoup de Truffaut dans Trois souvenirs de ma jeunesse, on se dit que le cinéaste est plutôt un Scorsese français : capable de s’approprier une tradition pour mieux l’hybrider, la dynamiter et lui donner une nouvelle jeunesse par un appétit de cinéma insatiable. Il est ici, plus que jamais, au sommet de son art.

Trois souvenirs de ma jeunesse
D’Arnaud Desplechin (Fr, 2h) avec Quentin Dolmaire, Lou Roy-Lecollinet, Mathieu Amalric…

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