Vice-Versa : la Révolution Pixar

Vice Versa
De Pete Docter (EU, 1h34) animation

"Vice-Versa", chef-d’œuvre absolu signé Pete Docter, est un nouveau cap pour la révolution initiée depuis vingt ans par les studios Pixar dans le cinéma d’animation. Ou comment une bande de geeks est venue bousculer le monstre Disney, qui n’est pas parvenu à tuer leur créativité. Christophe Chabert

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » On ne sait pas si John Lasseter et ses camarades des studios Pixar ont lu Lamartine, mais ils auraient pu graver cette fameuse citation au frontispice de leurs bureaux. Au moins en ont-ils donné une version 2.0 à travers leur mythique logo : une lampe fait des bons comme à pieds joints, lançant des œillades de lumière au spectateur avant d’aller écraser et remplacer le I de Pixar. L’objet doté de personnalité, de vie et d’humour : un véritable credo à la source de leurs premiers travaux, mais aussi l’amorce de la révolution Pixar. C’est d’abord un pied de nez à la tradition Disney : là où la firme du haut château s’intéressait avant tout aux héros des contes classiques (de Blanche-Neige à Pinocchio) et à l’humanisation des animaux (Bambi, Dumbo, la centaine de dalmatiens ou encore les Aristochats), Pixar choisit de laisser la figure humaine dans l’ombre et ne se consacre à nos amis les bêtes que si celles-ci lui autorisent un changement radical d’échelle.

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Avec les deux Toy story et Mille et une pattes, réalisés par le grand manitou John Lasseter (épaulé par le non moins influent Andrew Stanton, futur pilote du Monde de Némo et de Wall-E), on voit déjà se dessiner un nouveau paradigme pour l’animation : que se passe-t-il dans la chambre d’un enfant lorsque les lumières s’éteignent et que ses jouets n’ont plus besoin de ventriloquie pour parler, penser, vivre ? En pointant un microscope sur l’organisation secrète d’une bande de fourmis, y verrait-on un miroir grossissant de notre condition humaine ? Dans tous les cas, le défi consiste à rendre expressifs ce qui ne l’est pas et à renverser les perspectives : alors que les jouets de Toy Story gagnent un caractère, un rôle et des sentiments, la famille qui les "héberge" n’est composée que de prototypes, la rondeur générique de leurs traits s’opposant au design anguleux et soigné des figurines. Quant à l’amour que leur maître leur porte, il s’érodera d’épisodes en épisodes, les rendant plus émouvants encore…

Singularité et artisanat

Les bases de l’univers Pixar posées, tous les films suivants marqueront autant de limites à faire exploser et de territoires nouveaux à explorer. Monstres et Compagnie est sans conteste le plus original de ce premier âge Pixar : là encore, il faut attendre que la nuit tombe et que les yeux se ferment pour mieux les rouvrir sur un monde inconnu, celui des ouvriers de la peur. Derrière les portes de placard se tiennent des monstres prêts à surgir pour effrayer les enfants et récolter des cris comme d’autres collectent des dollars ou du pétrole, carburant principal de leur économie. C’est une réponse au « Sifflez en travaillant » des nains dans Blanche-Neige ; ici, le travail n’est ni cool, ni sympa ; il est aliénant et répétitif. Au grand capital productiviste de l’oncle Walt, les geeks de Pixar préfèrent prendre leur temps pour cultiver des projets singuliers et artisanaux. Une idée qu’on retrouvera ensuite dans Les Indestructibles, où des super-héros raccrochent l’uniforme pour se consacrer à leur vie familiale, Ratatouille, où un rat dame le pion à tous les chefs français et Wall-E avec cette vision, ô combien déprimante, du dernier habitant de la terre : un robot ouvrier effectuant seul une tâche sans fin…

Esthétiquement, Monstres et Compagnie est aussi un magnifique traité de réalisme paradoxal : la fourrure de Scully ou le plastique de Bob sont presque palpables à l’écran ; la fillette Boo, en revanche, est traitée en dehors de tout photoréalisme, sans chair ni aspérités. C’est d’ailleurs ce qui a un temps fait croire que Pixar était rentré dans le rang, suite à son rachat par Disney : tout ce qui jusqu’ici était tenu à distance (les humains et les animaux anthropomorphes) faisait retour dans Les Indestructibles, Le Monde de Némo, Ratatouille ou le récent Rebelle, tandis que des idées plus fidèles à leurs principes (comme Cars) laissaient un goût de frustration.

« Vers l’infini, et au-delà »

En fait, chacun de ces films est à la fois une relecture des grandes heures du cinéma d’animation à l’aune de la méthode Pixar et l’affirmation des talents qui peuplent le studio. Avec l’odyssée d’un poisson orphelin et handicapé (Le Monde de Némo) puis celle d’un robot amoureux perdu sur une planète poubelle (Wall-E), Andrew Stanton détourne l’imaginaire Disney du conte pour en offrir des versions matures et souvent cruelles envers nos contemporains. Pete Docter, lui, se charge de parcourir le spectre émotionnel en représentant l’indicible (la peur dans Monstres et Compagnie, la douleur du deuil dans Là-haut, la dépression dans Vice-Versa). Quant à Brad Bird, l’esprit débridé de Pixar, il se lance dans des récits où les protagonistes sont toujours des outsiders, par choix (la famille Indestructible) ou par nature (Rémy dans Ratatouille), qui aspirent à changer leur destin – thème qu’on retrouve dans son raté mais passionnant À la poursuite de demain.

Dans tous les cas, les films Pixar s’ouvrent souvent sur une tristesse fondamentale qui est bien plus qu’un incident déclencheur : la disparition de la mère dans Le Monde de Némo, la Terre désertée de Wall-E, la mort de l’épouse dans Là-haut ou, le plus gonflé de tous, l’extermination annoncée des jouets dans Toy story 3. Ce dernier film, allégorie à peine voilée des camps de concentration et de la Shoah, montre que pour le studio il n’y a aucun sujet qui ne puisse être abordé dans un film d’animation tout public. C’est aussi ce que prouve, puissance mille, Vice-Versa : son exploit figuratif va de pair avec son défi thématique. «Vers l’infini et au-delà » disait Buzz l’éclair singeant la fin de 2001. Cette phrase-là aussi, Pixar pourrait la graver aujourd’hui à son frontispice.

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