Lettre de Cannes #1

Festival de Cannes 2017 / Où j'ai vu des portiques de sécurité, un film très noir et très fort de Zviaguintsev, et un beau film premier degré de Todd Haynes.

Cher Petit Bulletin,

M'y voici de nouveau, au soleil de Cannes, pour y humer l'air du temps cinématographique et y humer l'air tout court d'une Côte d'Azur désormais meurtrie par trop de jardinières géantes décourageant badauds et camions de se rencontrer en une étreinte assassine. Le Festival de Cannes fête son 70e anniversaire en étalant à son générique les noms de ses chers cinéastes disparus et en transformant chaque avant-projection en une vaste zone de sécurité pour aéroport : déposons donc quatre fois par jour nos clés, portefeuilles et téléphones avant de franchir de peu esthétiques portiques magnétiques ; ouvrons nos sacs pour en supprimer tout élément dangereux, à commencer par la crême solaire en tube, nous laissant ainsi plus de chances de mourir d'un mélanome que d'un attentat terroriste — pléonasme assumé. Ainsi, l'honneur est sauf car, comme disait Claudette Colbert dans La Huitième femme de Barbe-Bleue, avec l'accent français s'il vous plait : "Don't blame it on the Riviera".

De plus, entre le moment où j'ai récupéré mon accréditation et celui où le festival a été officiellement déclaré ouvert, s'est produit un élément d'ampleur stratosphérique : la nomination de Gérard Collomb comme ministre de l'intérieur. Donc c'est à lui, et rien qu'à lui, que je pense chaque fois que je passe sous un de ces portiques, le saluant intérieurement d'un "Merci Gérard !" qui, évidemment, m'évoque aussi la mémoire de mon paternel, qui fut affublé du même sobriquet, un brin dâté, je l'admets. Gageons cependant que les nouvelles fonctions dudit Gérard — Collomb, pas mon paternel — ne manqueront pas de le remettre à la mode chez les jeunes générations en âge de procréer.

Je ferme cette parenthèse inaugurale et politique en te livrant une anecdote : tout à l'heure, lors d'un cocktail organisé par le Luxembourg — car j'ai désormais, à défaut d'un compte en banque là-bas, quelques connexions luxembourgeoises dont je me flatte sans honte — le premier ministre du cru faisait remarquer qu'il cumulait aussi les fonctions de ministre des médias et de la culture. Diantre ! En voilà des économies, dans un pays pourtant réputé à l'abri de la misère… On devrait s'en inspirer, pensais-je à voix haute, ce qui eût pour effet immédiat de me faire passer pour un lunatique, ou simplement pour un de ces pique-assiettes qui, déjà, aurait abusé du vignoble de son altesse sérénissime — car, tu ne le sais pas et je te l'apprends, SAS du Luxembourg fait aussi du vin, comme Francis Ford Coppola, qui devrait venir faire coucou mardi soir pour la soirée spéciale anniversaire du festival, avec plein d'autres gens ayant deux qualités : avoir déjà reçu la Palme d'or ; être encore en vie. Nul ne sait, en revanche, si Francis apportera quelques bonnes bouteilles pour fêter ça…

Je suppose, et j'ai sans doute raison de supposer, que tu t'attends à ce que je te dise ce que j'ai pensé des films que j'ai vus ? Je dirais qu'à part le Desplechin, dont tu as déjà bien causé, pas la peine de revenir là-dessus, j'ai vu des choses franchement enthousiasmantes. Il est rare, d'ailleurs, de commencer une compétition cannoise avec de si beaux films, comme par exemple celui d'Andrei Zviaguintsev, Faute d'amour. Beau film n'est sans doute pas l'adectif idoine pour en parler, car comme je vais te le dire tout de suite, ce n'est pas une œuvre aimable, mais un truc qui sent la colère, l'envie d'en découdre avec son pays et ceux qui le peuplent.

Comme tu as de la mémoire, tu te souviens que déjà, dans Elena et Leviathan, les deux précédents films de Zviaguintsev, la Russie en prenait pour son grade, notamment ses classes moyennes égoïstes et ses élites corrompues. Là, Zviaguintsev vide tout ce qui restait dans son sac : agrippés à leur portable, checkant leur Facebook, matant de la télé réalité et faisant des selfies avec n'importe quoi, ses personnages évoluent dans le monde de merde qui est devenu notre réalité quotidienne. Ces trentenaires bourgeois cons comme des balais et incapables de donner de l'amour sinon lors de spectaculaires étreintes physiques que le cinéaste magnifie avec un sens inattendu de l'érotisme, se mettent sur la gueule sans en mesurer les conséquences pour leur progéniture. Résultat : un enfant de 12 ans a disparu, et ses parents, en instance de divorce et déjà bien avancés dans leur nouvelle vie avec leurs nouveaux amants, ont mis une journée pour s'en rendre compte.

Si tu as déjà vu un film de Zviaguintsev, je ne vais pas te faire l'article, juste une piqûre de rappel : l'enquête qui s'ensuit est filmée avec ce sens hallucinant du cadre, du rythme et de la tension que ce grand maniaque du contrôle est capable de déployer. Je te donne un exemple : à un moment, la mère et son nouveau copain vont coller des avis de recherche pour retrouver le gosse. Ils en placardent sur tous les poteaux au bord de la route, puis sortent du cadre et continuent leur besogne hors-champ. Zviaguintsev reste un temps sur le dernier poteau avec l'affichette : plan fixe et vide. Puis arrive un quidam qui passe devant le panneau sans le regarder, et continue son chemin dans un petit sous-bois légèrement enneigé. Le cinéaste l'accompagne par un panoramique très voyant… Que sera le plan suivant ? Va-t-on le suivre jusqu'à ce que celui-ci fasse une découverte ? Le cadavre du gosse, peut-être ? En faisant durer cette fin de plan, Zviaguintsev nous maintient puissamment sur nos gardes de spectateur. On peut le dire sans le blesser : il fait partie, avec Polanski et les frères Coen, de ces cinéastes qui parviennent à contrôler chaque émotion de celui qui regarde leurs films. C'est pourquoi Faute d'amour est, et c'est sa plus grande qualité, un film captivant. J'insiste sur le mot : captivant.

Pas que, cependant, car s'il ne lâche rien sur la rigeur de son suspens, Zviaguintsev propose pour le même prix un tour particulièrement dépressif de la Russie d'aujourd'hui, sorte de no man's land politique où, par exemple, des entreprises sont tenues pas des fanatiques orthodoxes qui refusent que leurs employés n'aient pas une vie de famille irréprochables ; où les vestiges de l'Union soviétique sont devenus des squatts en ruine dans lesquels les enfants vont jouer, pleurer ou simplement mourir ; où la police, résignée et démissionnaire, préfère déléguer son boulot à des assosiations para-étatiques dont les membres sont tellement roués à leur tâche qu'ils paraissent indifférents à la misère qu'ils sont supposées combattre ; et où même le cinéaste en vient à choper au détour d'un plan le numéro d'une pute de luxe comme s'il s'incluait dans le portrait apocalyptique d'un pays en pleine déconfiture morale.

Un grand film de bile noire et amère : Faute d'amour. Et, le lendemain, un grand film d'amour triste, le genre d'amour qui traverse le temps et dessine un destin romanesque : Wonderstruck de Todd Haynes. Je pense que tu te souviens que Todd Haynes, il y a deux ans, avait déjà ému la croisette avec le très beau Carol. Quand le film était sorti, les spectateurs, pas tous, mais certains, avaient dit que c'était bien, mais un peu froid. J'ai l'impression que Todd Haynes a entendu leur critique — c'est dire si les nôtres lui importent — et que pour ce film-là, il a tenté d'être le moins post-moderne possible. Mais très premier degré, par contre. Sauf qu'on ne se refait pas, enfin, jamais complètement…

1927. L'Amérique avant le cinéma parlant et la grande dépression. Une petite fille sourde nourrit une passion totale pour une actrice dont on apprendra qu'elle est en fait sa maman, partie connaître la gloire sur les plateaux de cinéma et les planches de Broadway. 1977. Un gamin qui vient de perdre sa mère dans un accident est frappé par la foudre, perd l'ouïe et décide d'aller à New York pour retrouver le père qu'il n'a jamais connu. Qu'est-ce qui unit ses deux récits ? Je ne vais pas te le dire, et Todd Haynes ne te le dira pas tout de suite non plus. Au contraire, il choisit de créer un gradn fossé esthétique entre les deux parties : la première aura la forme d'un film muet façon The Artist ; la seconde celle d'un soul film très nouvel hollywood matiné de quelques touches Amblin. Mon tout est un superbe récit d'apprentissage aux accents mélodramatiques déchirants, dans lequel Haynes laisse libre cours à ses deux penchants : son goût pour les expérimentations et son envie de retrouver la pureté émotionnelle du cinéma classique hollywoodien.

J'avoue que le bougre m'a bien fait chouiner dans les dix dernières minutes, où il retourne aux sources-même de son cinéma : après avoir réussi le pastiche du film muet, après avoir réussi à réénchanter le New York malfamé des années 1970, avec ses delaers, ses voleurs à la sauvette et les rats qui sortent des bouches d'égoûts — des amis me disent que sur ce dernier point, la gentrification n'a pas changé grand-chose — il réussit un flashback bouleversant avec des techniques rudimentaires venues du cinéma d'animation. C'est aussi l'occasion pour lui de retrouver sa muse Julianne Moore, qui accepte de creuser avec une humilité qui l'honore ce rôle de "mater dolorosa" digne et droite dans lequel Haynes la projette.

Wonderstruck, c'est donc très beau, avec quelques longueurs par-ci ou par-là, mais c'est pas grave, on s'en fout, car Haynes choisit in fine le camp de la naïveté, de l'amour et de l'amitié. Dis comme ça, je sais, tu penses que c'est aussi neuneu qu'une mauvaise chanson de variété ou qu'un discours de Miss France. Je te jure pourtant que ça ne l'est pas. Et que, en moins de 24 heures, on peut aimer un film qui vomit le monde et un autre qui choisit de le réenchanter. Que te dire pour justifier d'une telle aberration, cher PB, avant de te souhaiter une bonne soirée ? Que je suis multiple ? Ça fait un peu con, mais après tout, au point où j'en suis…

À très vite.

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