Hubert Charuel : « L'élevage est un métier de dévotion »

"Petit Paysan" deviendra-t-il grand cinéaste ? C’est bien parti pour Hubert Charuel, qui signe à 32 ans un premier long-métrage troublant. Entretien cartes sur étable.

De quelle(s) épidémie(s) vous êtes-vous inspiré pour votre premier film Petit Paysan ?

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Hubert Charuel : La maladie du film est fictive : elle présente plusieurs symptômes de maladies réelles, mais qui se soignent. J’ai grandi pendant la période de vaches folles et de fièvre aphteuse. On était dans cet esprit de paranoïa : l’angoisse de mes parents, de ma famille, des amis aux alentours était totale, personne ne comprenait ce qui se passait. Les vétérinaires ne savaient pas ce qu’était Creutzfeldt-Jakob, n’avaient pas les résultats… Ça a vraiment choqué beaucoup de monde.

Les abattages, c’est horrible : les gens arrivaient, on tuait tous les animaux, on creusait une fosse au milieu de la ferme, on brûlait les animaux sur place. Un traumatisme pour les éleveurs et les vétérinaires. Certains ne s’en sont pas remis de faire des abattages totaux à la chaîne. D’autres ne s’en pas remis financièrement. Quand on dit à l’éleveur qu’il va toucher des indemnités, c’est plus complexe que ça. Elles viennent parfois un an, deux ans après ou jamais. En attendant, il y a un crédit à rembourser, des emprunts pour la mise aux normes de la ferme, et ça finit par coûter la ferme…

Comment avez-vous choisi Swann Arlaud, qui interprète le personnage principal de votre film ?

À la base, sur mes courts-métrages, j’ai beaucoup travaillé avec des non-professionnels. Pour le rôle de Pierre, qui réclame vérité du métier et du geste, je me suis posé la question. Comme c’est une partition très compliquée, la directrice de casting Judith Chalier m’a parlé de Swann Arlaud. On s’est rencontrés, on a passé des essais et c’était parfait. Il m’a dit directement : « pour être paysan, il faut que j’aille traire des vaches, que je sois prêt physiquement. »

Quelle préparation a-t-il suivie ?

Swann s’est complètement impliqué dans chacun des métiers à l’écran. Il a vécu et dormi dans la maison de mes parents, il a effectué plusieurs semaines de traites de vache comme quelqu’un du milieu chez des cousins de mes parents. Quand le stage s’est terminé, ils m’ont rappelé pour me dire que c’était le meilleur stagiaire qu’ils avaient eu ! (rires) Être derrière les vaches peut être dangereux. Swann a un feeling avec les animaux, une aisance que d’autres n’auraient pas. Je l’ai compris au fur et à mesure.

Comment le reste de la distribution s’est-il constitué ?

Sara Giraudeau a passé des essais – il fallait que dans le cadre, ça soit réel entre eux comme frère et sœur, l’aspect humain et familial. Avec Swan et Sara, je sentais qu’il y avait des gens qui avaient envie de plonger dans l’aventure, de rencontrer des gens – c’est que s’est passé. Je voulais faire jouer mon père (le père), ma mère (la contrôleuse laitière), mon grand-père (le voisin), mon cousin, des copains… C’est un film sur la famille, ma famille, c’était important que tout se mélange, les pros et les non-pros.

Dans cette famille, le père est cool, et la mère plus "oppressante"…

Ça, je dois avouer, sans parler de chiante, parfois, ma mère peut être… exigeante. (rires) Elle était sur le tournage, puisque on a tourné chez elle. Du coup, elle se mettait devant l’écran. Elle ne parlait pas, et au bout de trois prises disait « j’aurais pas fait ça comme ça ».

C’est aussi un film sur l’aliénation et la solitude du monde paysan : un métier qui peut les conduire à une forme de paranoïa, aggravée par la consultation de sites complotistes…

Tout part de la peur pour ses animaux, qui est très présente chez les éleveurs. Ma mère a eu peur toute sa vie pour ses vaches : on ne partait pas en week-end ni en vacances, au cas où il y aurait un problème avec les vaches. L’élevage est un sacerdoce, un métier de dévotion mais plus moderne que le cliché que l’on peut avoir : les paysans sont aujourd’hui beaucoup sur les forums. Pour la fiction, on a traité ça sous forme de paranoïa. Le fait est que, sans faire de généralité, un certain type de paysannerie a parfois tendance à se refermer sur lui-même.

Avec l’évolution du personnage, la forme du film elle-même change…

On voulait qu’il y ait un glissement : partir d’un film plutôt solaire avec un traitement plutôt naturaliste et, au fur et à mesure que la paranoïa, la maladie et la fiction arrivent, glisser un peu plus dans un mode à suspense, jouer le cinéma de genre, différents codes. C’était important de sortir du cliché du vieux mutique qui sirote sa soupe dans sa cuisine en formica. Qu’il fasse des choses comme dialoguer, qu’il ait des interactions sociales, qu’il aille au bowling, au restaurant avec une boulangère…

Pierre travaille dans une forme de "modernité artisanale", celle qui souffre le plus économiquement…

Quand j’ai écrit le scénario, j’étais très pessimiste sur la question. J’imaginais qu’il n’y aurait plus que du lait fait artisanalement coûtant très cher, et des usines à lait de mauvaise qualité mais accessible pour la majorité de la population. Aujourd’hui, je ne sais pas, j’en reviens un peu. J’ai l’impression que les gens sont en train de changer de mentalité sur ce qu’ils consomment ; de prendre conscience et ça me donne un peu d’espoir. Car ce n’est pas au niveau des producteurs que cela va d’abord changer, mais bien des consommateurs.

Quand j’étais à la Fémis [École nationale supérieure des métiers de l'image et du son basée à Paris – NDLR], la moitié de ma promotion est venue traire des vaches chez moi. Pourtant, au début, je n’osais pas dire mes origines paysannes. C’est un truc que je retrouve chez beaucoup d’enfants de ce milieu, une sorte de "complexe paysan", qui consiste à être très fier de ses origines, à être en permanence sur la défensive quand on critique le monde paysan ; à avoir toujours peur que les gens nous considèrent comme bêtes. Les choses changent, heureusement.

Justement, comment êtes-vous arrivé au cinéma ?

Le seul moment où l’on ne parlait pas de vache avec mes parents, c’est le cinéma – je pense que ça a beaucoup joué. Pourtant, je voulais être vétérinaire à la base. Mais quand j’étais au lycée, j’avais de très mauvaises notes dans les matières scientifiques. Mes parents m’ont dit de réfléchir à faire autre chose ; je leur ai dit du cinéma. Ils ont accusé le coup et comme ils sont très ouverts, ils m’ont poussé à passer le concours de la Fémis. Je l’ai eu en section production – et voilà.

En ayant grandi dans une petite ferme à 30 km du premier cinéma, j’étais loin de m’imaginer que j’aurai l’honneur de présenter un long-métrage dans des festivals et à la Semaine de la Critique à Cannes, à la Rochelle, à Angoulême…

Vos parents vous en ont-ils voulu à un moment de ne pas reprendre l’activité ?

Oui… Pas violemment. C’est plus une culpabilité qui venait d’eux et de moi. Et comme je suis fils unique, j’ai bien enterré la ferme (rires). Toute sa vie, ma mère m’a répété : « ne fais jamais ce métier de merde ». Et quand j’ai eu 26 ans, elle m’a dit : « quand même, le plus grand regret de ma vie, c’est que je n’aurai jamais réussi à te faire aimer ce métier ! » (rires)

Évidemment que la culpabilité je la porte si je fais un film dessus. En voyant le film, elle a pleuré : « – Ah, quand même, tu es touchée ? Non non, je me suis rendu compte que c’était fini, la ferme ! » (rires) Quant à mon père, il était au maximum de l’émotion puisqu’il m’a dit « je vais t’embrasser mon fils » (rires). Ils n’aiment pas trop se voir à l’écran – même si je les faisais jouer dans mes courts-métrages. Encore que ma mère m’a demandé si elle pouvait être prénommée aux César – oui, elle a beaucoup d’ambition (rires).

Petit Paysan est-il une manière de vous sentir quitte d’eux et de la ferme ?

C’est un peu tôt pour le dire. Je l’ai fait aussi pour l’immortaliser, cette ferme. Elle existe un peu sur pellicule – enfin DCP maintenant. C’est une manière de lui dire au revoir.

Avez-vous présenté le film à un public paysan ?

HC : Oui. Et la chose dont on me parle beaucoup, c’est le message du copain, le "gros" paysan, qui appelle pour dire « si tu veux bien vendre les terres, moi je les reprends ». Les spectateurs remercient d’avoir parlé de ça, parce que c’est un tour qu’on a tous connu : dans ce métier, les gens font partie de la même famille, mais cela reste très compétitif. La solidarité existe dans le travail, quand on va à l’ensilage, que tous les paysans du coin s’associent et vont travailler les uns chez les autres. Mais cette solidarité disparaît, d’après ce que m’ont dit ceux qui ont vu le film.

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