"Douleur et gloire" : autoportrait de Pedro Almodóvar en vieil artiste

Douleur et gloire
De Pedro Almodóvar (2019, Esp, 1h52) avec Antonio Banderas, Asier Etxeandia...

Un cinéaste d’âge mûr revisite son passé pour mieux se réconcilier avec les fantômes de sa mémoire et retrouver l’inspiration. Avec son nouveau film en compétition au Festival de Cannes, Pedro Almodóvar compose une élégie en forme de bilan personnel non définitif illustrant l’inéluctable dynamique du processus créatif.

Le temps des hommages est venu pour Salvador Mallo, cinéaste vieillissant que son corps fait souffrir. Son âme ne l’épargnant pas non plus, il renoue avec son passé, se rabiboche avec d’anciens partenaires de scène ou de lit, explore sa mémoire à la racine de ses inspirations… Identifiable à son auteur dès la première image, reconnaissable à la vivacité de ses tons chromatiques, mélodiques ou narratifs, le cinéma de Pedro Almodóvar semble consubstantiel de sa personne : une extension bariolée de lui-même projetée sur écran, nourrie de ses doubles, parasitant sa cité madrilène autant que ses souvenirs intimes sans pour autant revendiquer l’autobiographie pure.

Pourtant, à la différence de Woody Allen (avec lequel il partage l’ancrage urbain et le goût de l’auto-réflexivité), le démiurge hispanique est physiquement absent de ses propres films depuis plus de trente ans. Il parvient cependant à les "habiter" au-delà de la pellicule, grignotant l’espace épi-filmique en imposant son visage-marque sur la majorité de l’environnement iconographique – il figure ainsi sur nombre de photos de tournages, rivalisant en notoriété avec les vedettes qu’il dirige. Pour Douleur et gloire, l’auto-starification du réalisateur atteint le niveau supérieur (hitchcockien) : sur l’affiche, sa silhouette se devine en effet dans l’ombre portée de son interprète Antonio Banderas.

Je-somme

À cette affiche valant clé de lecture explicite ("l’acteur représente l’auteur") s’ajoutent les cartons du générique d’ouverture, reproduisant ces papiers de garde marbrés peignés ou à motif d’agathe des ouvrages anciens. Et la voix off leur succédant ne laisse aucun doute : derrière le filtre transparent du personnage de Salvador, Almodóvar lui-même s’apprête à se raconter, à livre ouvert. Rien d’étonnant alors que les fragments du passé qu’il convoque rappellent des séquences déjà vues dans ses films précédents : chœur de femmes vaquant en plein air (Volver), enfant entrant dans une pension religieuse (La Mauvaise éducation), cinéaste handicapé (Étreintes brisées) ou encore artiste en crise (La Fleur de mon secret), deuil impossible (Tout sur ma mère, Parle avec elle…).

Mais ces nouvelles variations, très allusives, rejouent en mode mineur des partitions exécutées jadis avec exubérance, comme si Mallo-Almodóvar cherchait à se rassembler dans l’apaisement quand les sens ne veulent (peuvent ?) plus exulter. Quitte à écorner sa statue en se montrant choir dans une héroïnomanie pathétique. En s’avouant fragilisé (le premier plan sur Salvador détaille l’interminable cicatrice lui balafrant le dos) ou en dévoilant l’ampleur de sa mélancolie solitaire : bien qu’adulé par son public, ce dépressif se rencogne dans le repaire muséal lui servant d’appartement, étouffé par les œuvres d’art qui le tapissent, les étranglements chroniques d’un corps malade et les souvenirs de son esprit intranquille. Resurgissant sous l’effet des drogues et des douleurs, ceux-ci finiront inévitablement par alimenter cette œuvre dont ils sont l’éternelle matière première – la mère de Salvador lui fait d’ailleurs le reproche de vampiriser leurs conversations pour en tirer une « autofiction qu’[elle] n’aime pas ».

Cet obscur désir de l’objet (artistique)

De la mémoire encombrante et de l’ivresse comme catalyseurs de la création… Révélant la contiguïté nécessaire entre la vie et l’œuvre, Almodóvar s’inscrit, avec Douleur et gloire, dans la continuité de Providence (1976) d’Alain Resnais – en moins crépusculaire tout de même. Mais cette œuvre à bâtir n’est point une fête ; en cela, le Castillan transpose à sa manière les vers d’Aragon dans Il n’y a pas d’amour heureux : « Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson(…) / Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare. » Mais l’on pourra objecter, sur un mode plus ludique, que son œuvre (et donc ce film) répondent tout aussi exactement aux rimes de Voulzy dans Désir Désir : « Mon premier c'est désir / Mon deuxième du plaisir / Mon troisième c'est souffrir (…) / Et mon tout fait des souvenirs. » Il y a dans cette rengaine acidulée usant des codes pop la volonté d’en concentrer la substance et l’essence, comme chez Almodóvar le fameux désir (nom de sa maison de production) d’opérer une synthèse cathartique.

Cette année, outre Douleur et gloire, au moins deux autres films de la compétition cannoise (Once Upon a Time in Hollywood et Sibyl) prennent le cinéma comme toile de fond en pointant son anthropophagie vorace entretenue par la complicité des artistes. Concernés au premier chef, les membres du jury seront-ils sensibles à ce reflet amer car lucide de leur existence glorieuse et cependant percluse de douleurs ? Réponse le 25 mai.

Douleur et gloire
de Pedro Almodóvar (Esp, 1h52) avec Antonio Banderas, Asier Etxeandia, Penélope Cruz…

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