Rachid Ouramdane : « À Chaillot, je souhaite défendre un théâtre des diversités »

L’actuel codirecteur du CCN2, avec Yoann Bourgeois, vient d’être nommé à la tête du Théâtre national de la danse – Chaillot (Paris). Il prendra ses fonctions au début du mois d’avril prochain. Nous l’avons interrogé sur son bilan à Grenoble et la manière dont il envisage son nouveau poste.

Comment traversez-vous cette période de crise sanitaire ?

Rachid Ouramdane : Cette période a fait naître une profonde réflexion sur comment agir artistiquement et à la tête d’une institution, pour aller à la rencontre du public et faire en sorte que les choses ne s’arrêtent pas. Cela a demandé une vigilance quotidienne pour tenter d’apporter des solutions. Subir aurait été la pire des choses. En tant que directeur, je me suis évidemment soucié de mon équipe : il a fallu agir avec les nouveaux protocoles et comprendre ces informations qui nous éclairaient au fur et à mesure sur le risque. Cela a conduit à réorganiser notre travail.

J’ai envie de continuer à me projeter sur le futur. Il faut croire en tout ce qui a été mis en place du point de vue sanitaire, en l’efficacité des vaccins, et espérer qu’à un moment donné, on pourra retrouver le public. Je pense qu’il faudra alors avoir la sagesse de s’appuyer sur ce qui a pu s’inventer pendant cette période particulière. Je pense à toutes les initiatives en lien avec le numérique, les petits formats, l’art en plein air. Des choses que l’on faisait déjà au CCN2, mais qui se sont accentuées par la force des choses.

Quand nous avons appris votre nomination à la direction du Théâtre national de Chaillot, il ne nous a pas été précisé si vous alliez vous tourner exclusivement vers ce nouveau poste ou si vous pourriez le cumuler avec vos fonctions au CCN2…

Être à Chaillot, c’est tout donner à Chaillot. Je ne pourrais pas être sur les deux établissements à la fois, mais il y aura d’abord une phase de tuilage. Je crois que c’est la première fois que quelqu’un quitte le CCN2 en cours de mandat – le mien arrivait à terme fin 2022. Le président Emmanuel Macron a souhaité me confier cette responsabilité à Chaillot. C’est aussi pour moi une reconnaissance de mon engagement depuis des années et en particulier de ce que nous avons pu réaliser ici, à Grenoble, pour défendre un art chorégraphique qui soit aussi une démarche d’innovation sociale. J’ai donc accepté de porter ce souci de la diversité à plus grande échelle.

Le théâtre national de Chaillot a aussi des missions nationales : l’une d’entre elles est d’accompagner les centres chorégraphiques nationaux. Je resterai donc en lien avec celui de Grenoble pour penser des partenariats. Je compte également développer des collaborations avec le réseau des scènes nationales. La MC2, nouvellement dirigé par Arnaud Meunier, sera évidemment le complice de plusieurs projets d’envergure nationale et internationale.

Enfin, à titre personnel, je me suis engagé sur la candidature de Grenoble capitale verte. C’est un projet sur lequel j’aimerais pouvoir continuer à m’engager. Il va falloir que je voie si les partenaires locaux, le souhaitent également. Je pars pour me consacrer à un autre établissement, mais je reste un artiste, à la tête d’une institution. La base du projet que j’ai défendu consiste à tisser des ponts avec des partenaires en France et à l’étranger.

Comment est-on nommé à la tête d’un établissement comme Chaillot ? Il faut postuler ? Passer un entretien ? Être mis en concurrence ?

Il n’y a pas de règle générale, mais on est nommé par décret. C’est donc l’Elysée qui opère le choix. Pour ma part, j’ai été reçu par Roselyne Bachelot et Emmanuel Macron m’a donné sa préférence, dans le sens de ce qu’elle lui avait conseillé. Au départ, il n’y a pas d’appel à candidature : on vous repère, vous êtes identifié par rapport à votre parcours et votre engagement. Je crois, ces dernières années, m’être beaucoup engagé pour l’art chorégraphique, pour que cette discipline puisse défendre des valeurs et s’inscrire esthétiquement, socialement, dans des projets de très grande ampleur. Mon engagement était connu. Par ailleurs, il y a ce que raconte mes œuvres : cela m’a amené à rencontrer des décideurs, avec qui j’ai échangé. On m’a demandé si le poste pouvait m’intéresser. Il y a énormément d’interlocuteurs, en fait. Au fur et à mesure des discussions, j’ai ainsi confirmé un intérêt que j’ai ensuite porté auprès du ministère de la Culture et de l’Elysée.

Que représente Chaillot pour vous ? On imagine votre fierté…

Je suis surtout content de pouvoir aller défendre des choses auxquelles je crois. Cela fait des années que je pense que nos lieux d’art et de culture doivent remettre en avant une notion d’hospitalité. J’ai pu le prouver ici, à Grenoble, sur le territoire de la Métropole, avec des partenaires locaux qui souhaitaient s’inscrire dans cette réflexion. Avant de réfléchir à une ligne esthétique et de programmation, il s’agit de penser nos établissements au travers de leur capacité à créer du lien entre les populations, en amenant aussi l’art là où ne l’attend pas. En s’assurant que les missions de service public profitent à tous et pas seulement aux initiés.

Après le théâtre populaire de Jean Vilar, après le théâtre élitaire pour tous d’Antoine Vitez, j’ai souhaité défendre un théâtre des diversités. Un théâtre défenseur des droits aussi, qui s’appuie sur un symbole : c’est au Palais de Chaillot qu’a été signée la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948. Après toutes les crises que l’on vient de traverser, j’ai jugé important que l’on ait un projet ambitieux, qui tente de proposer des alternatives et, si ce n’est des solutions, trouve une façon de faire qui affirme le multiculturalisme français. Un théâtre qui ait envie de devenir un théâtre européen de la danse, résiste au repli identitaire et affiche son envie d’aller vers les autres, d’un point de vue international, mais aussi vers les territoires fragilisés, avec d’autres structures, sur l’ensemble du territoire national.

Comment on construit cette hospitalité que vous évoquez ?

D’abord, en pensant le bâtiment : il doit être exploité pleinement, et pas uniquement au travers de ses salles de spectacle. Je donne souvent l’exemple de la cour d’honneur d’Avignon : quand on y vient, ce n’est pas uniquement pour assister à un spectacle, mais aussi pour voir ce que de grands artistes en ont fait. Comment ils ont su transformer le lieu et lui donner une nouvelle identité. Je vois Chaillot dans son entier. Venir dans cette maison et découvrir l’histoire qui la construit, cela veut dire aussi élargir les grilles horaires, proposer des pratiques nouvelles, la vivre du matin au soir, prévoir des performances de foule, des ateliers parents-enfants, des conférences, des œuvres en réalité virtuelle…

Créer une hospitalité nouvelle, c’est aussi se tourner vers les alentours. Autour de Chaillot, il y a aujourd’hui un projet de rénovation écologique sur le Trocadéro, avec l’idée de construire des espaces de festivités en extérieur. Ce doit être le théâtre d’expressions de haut vol, d’artistes en plein air, qui s’adressent de manière spontanée aux populations venues sur place. C’est aussi l’idée de travailler avec l’ensemble des établissements voisins, le Palais de Tokyo, le Musée Guimet, la Maison de l’architecture, pour imaginer une sorte de cité des arts, où l’on pourrait venir passer un week-end.

Ce projet va s’appuyer sur d’autres équipes, elles-mêmes à la pointe sur les questions d’égalité hommes/femmes, de reconnaissance des diversités culturelles, et issues des disciplines variées. Un ensemble sera constitué avec Dorothée Munyaneza, Faustin Linyekula, Gisèle Vienne, Kerry James, François Chaignaud, Fanny de Chaillé, le collectif XY, Nacera Baleza et Aurélie Charron. La ligne de programmation continuera également à s’intéresser au grand ballet. C’est la responsabilité d’un théâtre comme Chaillot de gérer les écarts, de soutenir les artistes confirmés et d’être aussi dans le souci de l’émergence, avec toutes les danses. De répondre aux grands, petits et hors formats. L’ADN des Grands Rassemblements développés au CCN2 ou de la trilogie que nous avons constituée avec le Centre de développement chorégraphique de Grenoble et le Magasin des Horizons, c’est quelque chose que je vais amener à Chaillot avec moi.

Nous aurons aussi une « kids saison », c’est-à-dire, en parallèle de notre saison régulière, une saison conçue pour les enfants et leurs parents, ou simplement pour les enfants – cela reste à préciser. Un autre pilier de notre travail sera d’accompagner le tournant majeur de la danse vers le numérique. Nous sommes aujourd’hui face à une situation de crise et les réponses que la pratique chorégraphique a portées via le numérique ont été importantes. Ce ne sont pas que des solutions temporaires : ce lien entre l’art chorégraphique et sa façon digitale d’exister, je souhaite le développer à Chaillot, à l’endroit de la création, d’abord, mais aussi pour nourrir nos pratiques participatives, via les réseaux sociaux. Le digital ne soit pas servir à nous tenir à distance, mais au contraire à converger vers l’établissement. Nous souhaitons inventer un espace dédié aux formes digitales, autour d’œuvres interactives et immersives, ce qui permettrait par ailleurs de créer une forme de permanence. Des choses qui pourront se pratiquer ou se visiter tout au long de la journée. Chaillot est l’endroit rêvé pour créer ces formes nouvelles.

Revenons à l’actualité. Comment les choses vont-elles se passer pour vous d’ici début avril, date de votre prise de fonction à Chaillot ?

Sincèrement, la nouvelle de ma nomination étant tombée vendredi matin, j’ai depuis passé mon temps à répondre aux demandes d’interview, ainsi qu’aux signes envoyés par d’autres professionnels, artistes, directeurs de structures et partenaires internationaux. Je leur ai confirmé que nous allons pouvoir travailler ensemble. Maintenant, il va falloir structurer la passation avec Didier Deschamps, l’actuel directeur de Chaillot. Je ne vous cache pas qu’elle s’effectue dans un temps extrêmement court. Cela dit, Didier Deschamps m’a appelé, s’est dit ravi de ma nomination et se tient donc prêt à organiser la passation.

J’ai un double chantier : aller à Chaillot et, bien sûr, travailler à une sortie du CCN2. On est sur un projet particulier, ici, avec une codirection à la tête d’un centre transdisciplinaire. Il va très vite falloir se réunir, avec les services de l’Etat et des collectivités territoriales, pour déterminer comment chacun se positionne, comment l’établissement va continuer, quelles sont les attentes. Je crois savoir que les partenaires du CCN2 sont heureux du travail accompli. Il faut continuer à rêver ensemble à encore quelque chose d’innovant. Ce territoire doit continuer à faire preuve d’audace et de singularité. J’ai quelques idées sur ce sujet, mais j’aimerais d’abord les partager avec les intéressés : l’équipe actuelle du CCN2 et ses partenaires. Je ne voudrais pas que ce que je pourrais dire dans la presse soit vécue comme une pression pour aller dans un sens ou un autre. J’ai surtout envie d’entendre les autres et que l’on avance tous ensemble.

Se pose la question de votre binôme avec Yoann Bourgeois, qui ne partira pas à Chaillot avec vous. Va-t-il rester seul à la direction du CCN2 ? Serez-vous remplacé et un nouveau binôme sera-t-il ainsi constitué ?

C’est à inventer. Je ne peux pas avoir d’information sur ce sujet, dans la mesure où rien n’est décidé, dans un sens ou un autre. Vous émettez deux hypothèses. Moi, j’aurais quatre ou cinq alternatives à proposer. Ce que je défendrai, c’est que cet outil continue à être partagé. Cela a été une très grande réussite, voire, sans prétention, un modèle. Cela répond à un besoin. La vitalité chorégraphique française fait que les artistes sont extrêmement nombreux. Ils méritent d’accéder à ce type d’outils. On ne peut pas inventer de nouveaux centres chorégraphiques tous les jours, mais on doit pouvoir les partager. Au CCN2, on a fait la démonstration que c’était possible. Par la suite, l’État a inscrit dans les appels à candidatures aux postes de direction la possibilité de candidater à plusieurs. C’est ainsi qu’un collectif a été nommé au Centre chorégraphique de Rennes, un autre à Marseille… je suis convaincu qu’il faut continuer à aller vers ces notions de transdisciplinarité et de partage de l’outil. Statutairement, c’est impossible de prévoir une codirection à Chaillot, mais c’est aussi dans cette logique que j’ai proposé à neuf artistes d’entrer dans la maison avec moi.

Aujourd’hui, à Grenoble, la MC2, qui héberge le CCN2, semble également aller dans ce sens, avec les artistes associés par Arnaud Meunier, le nouveau directeur…

Exactement. Et Arnaud Meunier arrive lui-même en tant qu’artiste ! Sans corporatisme de ma part, je pense qu’il est important que, dans ces maisons, les artistes soient présents au long cours, et pas seulement pour de courtes résidences. Ce n’est pas le cas à Grenoble, mais, malheureusement, je me rends compte qu’il y a toujours un peu de suspicion à l’égard des artistes dans certains territoires. Comme une crainte qu’ils n’arrivent pas à embrasser les questions d’administration et de gestion. De ce point de vue, Chaillot est un formidable contre-exemple : un geste fort a été fait dans ce sens-là de la part de l’Elysée, car nous étions plusieurs artistes dans la course finale pour la direction. J’y vois une reconnaissance de la responsabilité des artistes pour agir dans la société d’aujourd’hui.

En ce sens, diriez-vous que vos années à Grenoble vous ont préparé à vos nouvelles fonctions ?

Évidemment ! Grenoble a été pour moi le laboratoire de ce que j’ai pu rêver pour Chaillot. La dynamique avec les partenaires locaux, les échanges, la mobilité territoriale dans laquelle on s’est inscrit, la confiance accordée par la Métropole et M. Piolle, tout ce que nous avons mené avec le Pôle Territoire sur certains territoires dits périphériques ou enclavés… Grenoble a été un vrai lieu d’expérimentation artistique et sociale. J’avais certes une expérience en arrivant ici. On sait bien que certaines choses qui marchent sur un territoire peuvent ne pas marcher sur un autre : tout n’est pas transposable. Mais ce que j’ai vécu ici m’a permis de prendre confiance, de découvrir et d’apprendre. Cette façon de rencontrer des gens et de réfléchir à la façon dont l’art peut agir dans des milieux donnés… c’est, je crois, ce pour quoi on m’a accordé cette nouvelle confiance. Oui, tout cela a construit le fait que j’aille à Chaillot.

Vous dites que vous ne tournez pas le dos à Grenoble et avez l’intention d’y revenir…

J’aimerais, oui. Au CCN2, tout s’est fait en équipe. Au-delà de la codirection, on parle de quatorze personnes. J’ai aussi appris par elles, avec elles, dans cette intelligence collective. J’ai aussi appris avec les collectivités territoriales et nos structures partenaires. Avant d’imaginer quoi que ce soit pour le futur, j’essayerai donc d’être convaincant pour défendre les idées que j’aimerais leur soumettre. Afin d’envisager comment on pourra continuer à avancer ensemble.

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