Eddie Gilles-di Pierno : « Aujourd'hui, tout fait patrimoine »

Rencontre avec Eddie Gilles-di Pierno, président de l’association Patrimoine Rhônalpin, qui scrute avec nous le patrimoine régional et le rôle des décideurs quant à sa survie. Un article extrait de notre supplément "Culture & Patrimoine" disponible dans notre numéro d'été. Propos recueillis par Nadja Pobel

Que fait votre association Patrimoine Rhônalpin, basée à Lyon ?

Eddie Gilles-di Pierno : Nos sommes une fédération régionale des acteurs du patrimoine. Cela inclut les associations, les institutionnels qui gèrent le patrimoine (collectivité, mairie, départements…), les artisans, les bibliothécaires, les architectes… Notre rôle est de les mettre en réseau sur ce territoire très vaste : les Hauts-Savoyards n’ont pas forcément l’habitude de travailler avec les Ardéchois !

Comment définiriez-vous le patrimoine ? Comment un bâtiment devient à un moment objet de patrimoine ?

Aujourd’hui, la notion de patrimoine a fortement évolué. Et d’ailleurs, pour la majeure partie des gens, le patrimoine est financier ou immobilier, c’est ce qu’on possède. Idem sur Google. Autrefois, le patrimoine était le grand patrimoine bâti, les églises, les châteaux… C’était public ou religieux. Depuis l’après-guerre, ça s’est élargi au patrimoine rural, industriel, aux savoirs, traditions, au patrimoine oral, aux langues régionales... Ce qui fait qu’aujourd’hui, tout fait patrimoine. Pour nous, le patrimoine commence à partir du moment où un groupe de personnes a le sentiment qu’un objet fait partie de son histoire.

Cette notion de patrimoine a-t-elle été impulsée par l’État, notamment en Rhône-Alpes ?

Non. D’ailleurs, l’État a longtemps dédaigné notre région en termes de protection. On avait très peu de bâtiments inscrits ou classés au patrimoine historique. Les textes que l’on a du ministère de la culture, jusqu’aux années 1980, disaient qu’en Rhône-Alpes, rien ne méritait l’intérêt aux yeux des Parisiens. Aujourd’hui encore, 60% du financement de l’État consacrés à la restauration des monuments vont à Paris, tout le reste est dispersé sur la France entière ! C’est très centralisé. Mais à partir des années 1980, on va décentraliser le travail d’inscription grâce à la création des Drac [Directions régionales des affaires culturelles – NDRL]. Ce sont elles qui instruisent ce qui mérite ou pas l’intérêt. Dès lors, l’augmentation des classements dans notre région a été très nette. Avant ça stagnait, sauf un pic dans les années 1930 qui correspond au classement de presque toutes les maisons de Pérouges sous l’impulsion d’Édouard Herriot.

La situation a évolué dans les années 1980…

Dans les années 1980, ce qui est reconnu est le patrimoine ancien, le bâti des XIIIe, XIVe siècle puis le patrimoine industriel. On a d’abord protégé l’antique, les vestiges gallo-romains dès les années 1900. Ensuite, le patrimoine des centres-villes anciens (vieux Lyon, vieux Bourg, vieux Chambéry) a été protégé car il était en mauvais état. Mais ces prises de conscience ont été longues : le patrimoine était vécu comme un handicap. Aujourd’hui, on se demande comment il a pu être envisagé de détruire le Vieux Lyon ! Mais il faut bien se remettre dans l’époque. Au milieu du XXe siècle, ce quartier était insalubre, ça sentait mauvais, il n’y avait pas le tout-à-l’égout, pas de WC, c’était sombre, recouvert de suie. Personne ne voulait habiter là-bas. Mais il fallait avoir la capacité de voir sous la crasse la beauté des pierres.

Et aujourd’hui ?

On a encore deux départements très peu protégés : la Savoie et la Haute-Savoie. Ce sont les maires des communes qui s’y opposent pour pouvoir garder la mainmise sur le foncier de leur territoire car le prix du mètre carré est tellement élevé que les municipalités n’ont pas envie d’être ennuyées par un monument historique et le périmètre de sécurité attenant – 500 m tout autour.

Comment l’État intervient-il aujourd’hui sur le patrimoine ?

Il se désengage de plus en plus. Il veut se débarrasser des monuments historiques qui sont sa propriété et il essaye de les donner aux collectivités locales. À certains endroits, des communes ne peuvent pas faire face à la gestion de ces monuments. Par exemple, à Grenoble, il y a le seul exemple d’un bâtiment construit par Vauban, une poudrière, à côté de la cité administrative. Il tombe en ruine.

Comment analysez-vous cette situation ?

Il semblerait que l’État garde seulement les grandes cathédrales. Mais la restauration du patrimoine, même si ça coûte cher, ça participe à l’économie ! Quand vous mettez 100€ dans la restauration d’une cathédrale, ça génère 300€ car ça fait travailler des artisans, des fabricants de matériaux, des hôtels, des restaurants, des transporteurs qui payent de la TVA… Donc ce n’est pas de l’argent perdu. Chaque année, la France accueille 80 millions de touristes. Ils ne viennent pas pour les Français mais pour la beauté de nos paysages et de notre patrimoine. C’est reconnu dans le monde entier. En Rhône-Alpes, le monument le plus visité est la basilique de Fourvière à Lyon avec plus d’un million de visiteurs par an, ce qui est beaucoup pour une ville de 200 000 habitants. L’abbaye de Brou à Bourg-en-Bresse a récemment boosté son nombre de visiteurs en étant élu monument préféré des Français dans une émission de télé. Notre région, c’est 6 millions de Rhônalpins, donc de touristes potentiels. Ce qui est compliqué est de vanter le patrimoine proche. Souvent les gens voyagent à l’autre bout du monde sans savoir ce qu’il y a à 50 mètres de chez eux.

Le patrimoine rhônalpin a-t-il des spécificités par rapport à celui d'autres régions ?

Le patrimoine le plus emblématique de notre région est le patrimoine naturel – nous hébergeons quand même le Mont-Blanc, le diamant de l’Europe – et la diversité du paysage. Que ce soient les Gorges de l’Archèche, la Drôme provençale, l’Isère, cela fait la beauté de nos paysages. Même si nous n’avons pas de grands châteaux – nous n’avons jamais été un siège royal ou féodal – et de grandes cathédrales. Notre patrimoine n'est pas identitaire comme en Bretagne ou en Alsace car, justement, c’est grand et diversifié.

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