La Grande Évasive

Avec “Caldeira”, son premier album solo, Valérie Leulliot s’affranchit en douceur d’Autour de Lucie, formation pionnière de la pop indé française. Mais garde sa tranquille obsession du mouvement perpétuel et de la volatilité des sentiments. Stéphane Duchêne

On peut avoir du mal à l’imaginer dans la profusion actuelle de rossignols français, mais il y eut une préhistoire de ce qu’on nomme aujour­­d’hui “nouvelle chanson française”. À l’époque, en 1994, les Inrocks n’étaient déjà plus trimestriels mais pas encore hebdomadaires, Mitterrand était président et encore un peu vivant, l’OL ne la ramenait pas, Nicolas Sarkozy guère plus (mais ça n’allait plus tarder) et Ségolène Royal était moche. Pendant que Dominique A. ou Diabologum taillaient la pierre au plus brut avec les moyens du bord, hésitant entre rock et chanson, Miossec enregistrait des maquettes dans sa chambre brestoise et Vincent Delerm se prenait des râteaux dans la cour du lycée en offrant des bracelets brésiliens à des filles à pulls Jacquard. C’est dans ce contexte que sortit sur Le Village Vert, important label indépendant, L’Échappée Belle, album inaugural d’Autour de Lucie, porté par un premier titre L’Accord Parfait, qui filait la métaphore musicale de la relation amoureuse, comme une profession de foi du groupe sur son œuvre à venir. Une fille, jolie, deux garçons, au départ tout le monde pense que Lucie est la blonde chanteuse du groupe, muse autour de laquelle gravitent les musiciens et les prétendants. Mais Lucie n’a pas d’existence propre et la chanteuse en question arbore le patronyme nettement moins poétique de Valérie Leulliot. Sa poésie à elle, c’est une voix reconnaissable entre toutes, à la fois voilée et évasive, un chant entre désincarnation et affectation, rappelant celui d’Harriet Wheeler, chanteuse d’une formation britannique en vogue à l’époque, The Sundays.

Chassés-croisés

C’est là, dans le puits indie anglo-saxon (Smiths, Pale Fountains) qu’Autour de Lucie va puiser son inspiration, ses guitares scintillantes ou carillonnantes, cette élégance désinvolte qui, ne tenant pas en place, évoluera par la suite vers un rock plus brut puis une électro flemmarde. Si ses compères, dont le bassiste Fabrice Dumont, futur fondateur de Télépopmusik, partagent avec Valérie la ligne musicale du groupe, c’est elle qui s’attelle à la tâche textuelle, y distillant, presque toujours en Français, de douces obsessions. Le mouvement notamment, qu’il soit réel, fantasmé ou rendu impossible : L’Échappée Belle, Immobile, Faux Mouvement, Autour de Lucie, tels sont les titres des quatre albums du groupe parus entre 1994 et 2004, tous gentiment hantés par ce souci de trouver sa place, de rester, de partir tout en revenant, au gré des chansons : Je reviens, Au large déjà, La grande évasion, Mon toujours partant, Je suis un balancier, Chanson sans issue, Sur tes pas, Nos vies limitrophes, sont autant de chroniques d’allées et venues, de chassés croisés amoureux. Manière de tourner élégamment autour d’un pot sentimental qui refuse toujours, quoi qu’on fasse, de demeurer où on l’a posé.

Volcan effondré

À 40 ans, Valérie semble avoir fait le tour de Lucie, sans qu’on sache s’il s’agit d’un constat définitif ou d’une de ces pauses amoureuses que s’octroient les couples victimes de lassitude. Trois ans après le dernier album du groupe, elle se lance, comme d’usage, dans l’aventure en solitaire, cette forme de célibat artistique qui permet, paraît-il, de se retrouver. Mais comme Valérie, habituée à être bien entourée, ne semble pas goûter la solitude, son album solo se façonne en duo. À Sébastien Lafargue, membre d’une mouture tardive d’Autour de Lucie, elle a laissé le soin de tisser une ambiance musicale sobre, tout à la fois acoustique et vaporeuse. Une instrumentation dépouillée de fioriture et d’ornementation, le genre d’artifices dont la véritable élégance se passe sans mal. Une atmosphère qui épouse parfaitement les textes de Valérie. Car cet album, Caldeira (terme portugais évoquant l’effondrement d’un volcan sur lui-même), ne déroge pas à sa quête de mobilité (Un point de chute, Au virage, Un endroit). Tout juste y explore-t-elle aussi dans une forme d’épure les battements de la terre épousant les élans du corps et les saccades du cœur (L’Eau du Gange, Les Falaises, Caldeira). Dans le cratère de ce volcan affaissé (métaphore d’une désillusion sentimentale ?) elle laisse aussi entrer la plume d’un autre. Et abandonne le soin de trouver les mots de Mon Homme blessé, à un habitué des plaies ouvertes, Miossec, dont la patte reconnaissable s’adoucit au contact des fumeroles vocales de Valérie. Laquelle se révèle aussi volatile dans la vie que dans ses chansons : toujours en mouvement, jamais là où on l’attend, lorsqu’elle nous laisse un numéro de fixe pour une interview par téléphone, elle s’est absentée à l’heure prévue et se révèlera insaisissable, probablement sur le coup d’une énième échappée belle, en quête, peut-être, de l’accord parfait.

Valérie Leulliot Album : “Caldeira“ (Village Vert / Wagram)

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