Absurde, non ?

PANORAMA / Année électorale oblige, c’est une problématique, et non une région du monde que le collectif Troisième Bureau a choisi d’aborder à travers les textes : soucieux d’être au plus près des questions urgentes, vitales, ce Regards Croisés est axé sur les écritures théâtrales traitant de l’exil. Séverine Delrieu

C’est une réalité quotidienne et qui va en s’amplifiant : des hommes quittent leurs terres de naissance pour un ailleurs. Ils sont humains et attirés par les sirènes séductrices et menteuses que les pays riches agitent ; ils sont humains, et, pour continuer à survivre au lieu de rester mourir sur leurs sols, laisse leur peu derrière eux. Si ce phénomène des mouvements migratoires est aussi ancien que l’humanité, il s’intensifie néanmoins ces dernières décennies - soulevant des questions identitaires très instrumentalisées - du fait des guerres, des problèmes environnementaux, de l’extrême pauvreté... Des étrangers, des non-conformes, trop consignés à des rôles de “paria”. Des questions que Regards Croisés, grâce à Troisième Bureau - collectif artistique dont on salue le travail exigeant de recherche de nouvelles dramaturgies - nous propose d’ouvrir autour de 5 textes de dramaturges d’origines diverses : le français Mohamed Rouabhi avec El Menfi (L’exilé), l’algérien Mustapha Benfodil avec Clandestinopolis, le belge René Bizac avec François Mailliot, l’américaine Naomi Wallace avec Au cœur de l’Amérique et l’israélien Motti Lerner avec Le meurtre d’Isaac. Des textes traitant chacun à leur manière de l’exil et forcément de la question à la fois passionnante et sensible de l’identité : qu’est-ce que l’identité ? Comment devient-on citoyen de tel ou tel pays ? Un nom sur un passeport suffit-il pour être intégré, pour se sentir de telle ou telle région ? Comment vit-on exilé, réfugié ? Comment l’autre accepte l’autre, sa différence, son étrangeté ? Ces écritures nous mènent aussi, par conséquent, d’une situation géopolitique à l’autre, d’un conflit à l’autre, d’un pays à l’autre, et ce, toujours à travers la trajectoire d’une intimité, d’une individualité, d’un foyer de vie, d’une humanité, ce qui est l’essence même du théâtre. Ce Regards Croisés est vraiment prometteur.AU CŒUR DE LA GUERRELa guerre est au centre de certains textes. Elle est particulièrement prégnante dans la puissante pièce de Naomi Wallace (voir encadré). Dans le texte de Motti Lerner, la guerre est la conséquence de ce huis-clos aussi cauchemardesque que révélateur d’une civilisation engorgée dans une violence sans limites et sans solutions. Dans un centre de rétablissement pour malades atteints du syndrome de stress post traumatique, une douzaine de patients israéliens et palestiniens (certains sont dans cet hôpital depuis 1948, date de la guerre d’indépendance), ont écrit une pièce et la jouent devant un public. Cette mise en abyme, la pièce dans la pièce, et la réalité folle, tragique de ces personnages désespérés et pour certains attachants (comme la jeune Talia, victime d’un attentat et exhibant son corps, ou Binder, dans sa recherche d’apaisement et qui jouera la rôle d’Isaac dans la pièce), retrace l’histoire traumatique de la Palestine et d’Israël. Avec pour conclusion, semble nous dire l’auteur : Israël ne peut vivre sans guerre. Dans un tout autre registre d’écriture, plus loufoque, proche du surréalisme et dans une veine un rien fantastique : Mustapha Benfodil écrit Clandestinopolis, une narration qui aime jouer avec les mots, les images et les codes. Sur un air plus ludique, la bêtise du racisme et de l’intolérance y sont néanmoins traités avec force. Hippolyte Wetters, hagard, ne descend plus du tram anversois. Il dialogue avec Dieu. Croise Antonin Artaud. La belle en noir, la mort se pointe. Le conducteur et les passagers l’ont repéré, il est étrange : ne serait-il pas un dangereux terroriste, lui le destin n°71119689, lui, le père tyrannique d’Adeline, lui l’homme raciste, capable d’éloigner Slimane de sa fille ? Une voyante aveugle, un profileur avisé déboulent pour analyser l’homme étrange. Ne serait-il pas un étranger, lui le bourgeois qui vouvoie sa femme ? Dans ce texte, dont il faudra apprécier le monologue de Slimane sur son pays l’Algérie et son rapport au monde, les regrets tuent autant que les actes, et l’intolérance aveugle se retourne contre celui qui l’a mise à l’œuvre. Qui suis-je ?Dans François Mailliot, une pièce de René Bizac, le personnage central, dépasse des limites pour vivre. Le texte se passe dans la tête de François Mailliot, un homme emprisonné, car accusé d’avoir usurpé une identité et d’avoir abandonné la sienne. Les réminiscences affleurent dans la solitude qui est la sienne. Les souvenirs de la plage et de ses chaleurs, un dialogue avec sa femme, les lettres à son avocat, les échanges avec une chèvre - sa conscience “puante“, truffée de mensonges obligés -. Mais qui est-il ? Un homme poussé au mensonge pour trouver travail et s’intégrer en France ? Qui est-il, cet homme tatillon sur la langue, sur les mots, sur les bonnes expressions et l’art culinaire français ? La beauté du texte tient à la fois à l’écriture elliptique, presque opaque, à l’énigme de la vie de cet homme, de son histoire et, en creux, à la violence, au rejet qu’une société peut imposer à l’autre, jusqu’à pouvoir engendrer certains choix, très douloureux, mortels pour cet autre. Et enfin, en ouverture de Regards Croisés, El Menfi. C’est une pièce écrite il y a 7 ans, née d’un atelier d’écriture animé par Mohamed Rouabhi à Ramallah. Ce texte, a des allures de scénario. Les scènes sont courtes. Percutantes. On part sur une piste, pour l’abandonner ensuite. On ne sait pas où l’auteur nous embarque : le procédé attise la curiosité. Au découvre les destins tous teintés d’exil, de mort, et d’abandon de quatre personnages évoluant à différents endroits de la planète. Un poète palestinien qui a grandi aux États-Unis, une journaliste franco-algérienne dont le père a disparu à Paris la nuit du 17 octobre 61, un jeune algérien qui déboule dans une banlieue parisienne, puis part dans les camps d’entraînement en Afghanistan. Une jeune fille qui vient des territoires occupés et devient la secrétaire du poète. Des destins qui se rejoignent, se croisent ou pas, et qui font résonner le texte en un accord dissonant du monde actuel. Beaucoup de scènes inattendues se posent pour longtemps à l’esprit, comme notamment, la scène d’ouverture aussi belle que symbolique : un kidnapping de l’enfant John Jalid Jaber (le futur poète) par un indien Pawani. Un Regards Croisés très prometteur donc, où chaque texte possède sa spécificité de forme et d’écriture.Regards Croisésdu 29 mai au 2 juin, au Théâtre 145 (détails en pages agenda)

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 17 octobre 2023 L'édito du Petit Bulletin n°1221 du 18 octobre 2023.
Mercredi 6 septembre 2023 C’est littéralement un boulevard qui s’offre au cinéma hexagonal en cette rentrée. Stimulé par un été idyllique dans les salles, renforcé par les très bons débuts de la Palme d’Or "Anatomie d’une chute" et sans doute favorisé par la grève affectant...
Lundi 24 avril 2023 Le secteur culturel grenoblois s’empare, depuis peu mais à bras-le-corps, du sujet épineux de la transition écologique. Mobilité des publics, avion ou pas avion pour les tournées des artistes, viande ou pas viande au catering, bières locales ou pas...
Lundi 13 février 2023 Dans la catégorie humoriste nonchalant, on demande le pas encore trentenaire Paul Mirabel, drôle de Zèbre (c’est le nom de son spectacle) qui cartonne depuis (...)
Lundi 16 janvier 2023 Trois soirées électro à Grenoble pour faire bouger tes nuits : Ed Isar le 24 janvier à la Bobine, Umwelt le 27 janvier à l'Ampérage et une Semantica Records night le 28 janvier à la Belle Électrique.

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X