Nature morte-vivante

Entretien / L’extraordinaire chorégraphe interprète islandaise Erna Omarsdottir revient nous enchanter avec sa nouvelle création, The Talking Tree. Interview avec l’une des figures les plus fascinantes de la danse contemporaine. Propos recueillis par François Cau

Petit Bulletin : Dans quelle mesure votre collaboration avec Jan Fabre a-t-elle influencé votre façon très intense de faire passer des émotions, ou votre goût pour les visions bizarres, grotesques ?
Erna Omarsdottir :
J’étais déjà dans cette démarche avant de travailler avec Jan, c’est une forme de réaction à ce que je vis, aux évolutions de la société. Je suppose que c’est naturel pour moi d’aller en ce sens, ça vient du plus profond de moi, de mes gènes, de mes racines. Ça vient autant de mon amour, de mes passions que de mes angoisses et de mes colères. Mais bien sûr, des éléments m’ont influencé en chemin et ont développé cet aspect. Le travail avec Jan m’a énormément apporté, c’était probablement un cadre où cette facette a pu s’épanouir.

D’aucuns trouvent votre extrême expressivité déroutante, mais en même temps, c’est un moyen unique de faire passer des émotions aussi fortes…

Je trouverais ça difficile de procéder différemment, dans ce monde de taré où se mêlent une extrême laideur et une extrême beauté, et où l’humour peut vous sauver la vie. C’est ma façon de communiquer.Est-ce que The Unclear age reflète votre vision du monde ? En d’autres termes, pour vous, l’univers que vous y dépeignez est-il futuriste ou non ?
Parfois, je vois le monde comme ça… Je viens d’une île où tout est extrême, avec cette nature hallucinante mais aussi le matérialisme accru. C’est plutôt effrayant de voir, à chaque fois que je reviens en Islande, comment le paysage se transforme pour coller à la dernière nouveauté.
Ça me déprime de sentir cette folie du matérialisme, tout en sachant pertinemment que ça ne rend personne meilleur, ou même plus heureux. J’ai une part de responsabilité, je contribue à ce mode de vie mais je ne suis pas sûre d’en avoir réellement besoin.
Je me satisfais d’être simplement dans la nature, de dormir dans une tente au beau milieu de nulle part. Ce genre de retour aux sources arrangerait les choses, les gens devraient également plus danser et chanter, ça les rendrait beaucoup plus heureux que la dernière voiture à la mode ou leur grosse maison… Hum, là je commence à faire mon bla bla bla…Quelle était votre motivation pour reprendre le personnage du Talking Tree, d’une frustration ressentie pendant le travail collectif du Poni Project ?
Pas du tout, c’est encore une histoire d’envie et de passion… Le personnage de l’arbre parlant est né au cours de performances improvisées, Auf den Tisch, sur une mise en scène de Meg Stuart. Puis avec Lieven (le musicien qui l’accompagne sur scène dans The Talking Tree, NDLR), nous avons réutilisé ce personnage dans le spectacle Soma Sema.
J’avais écrit quelques histoires auparavant, et l’arbre parlant est devenu le conteur, le raconteur d’histoires du spectacle. Je m’y suis de plus en plus attaché, de plus en plus d’histoires me venaient en tête. Tant et si bien qu’il a fallu lui donner plus d’espace, jusqu’au spectacle en duo que vous verrez à Grenoble le 22 mai.Quel genre d’histoires allez vous nous raconter ?
L’arbre narre des récits à propos de créatures et de personnages que nous pouvons trouver partout dans nos vies, qui décrivent des émotions étranges ou d’autres plus basiques que nous avons tous ressentis, amour, haine, jalousie, avidité… L’arbre parle de lui-même, de moi, de vous, aussi, peut-être… La plupart de ces personnages ont une fin tragique, puisque tout est voué à disparaître et à renaître. C’est également inspiré du contexte économique en Islande, de l’industrialisation furieuse comparée au mythe grec du Roi Midas, entre autres exemples. Mais il y a aussi de l’espoir, et une certaine beauté.L’une des obsessions récurrentes de votre œuvre est la mutation corporelle, dont vos chorégraphies semblent montrer les différents stades d’évolution. Est-ce que le Talking Tree est la forme de mutation ultime ?
C’est comme les différentes facettes d’une même personne mais en plus exagéré, un peu schizophrénique. C’est comme quand vous vous découvrez des émotions violentes, qui vous effraient. Soit il s’agit de deux aspects d’une même personnalité, soit on a affaire à des personnes complètement différentes. L’animal en vous et l’énergie de l’instinct primaire, où vous oubliez la morale et les bonnes manières que la civilisation nous a imposé…Qu’est-ce qui vous a poussé à mettre votre voix autant en avant sur cette création ?
Dans mes chorégraphies, ma voix est devenue aussi importante que mon corps, je ne peux presque plus les séparer. La position de conteur est une chose à laquelle j’aspire, mais c’est un grand challenge, j’ai toujours eu du mal à parler en public. Quand ce personnage du Talking Tree est né pendant les impro performances de Meg Stuart, j’ai senti que c’était le moyen parfait de raconter des histoires, de faire sortir du placard toutes ces créatures et personnages que j’avais imaginés.
Le conte est profondément implanté dans les racines de la nation islandaise, j’ai grandi avec cette idée de transmettre des récits de génération en génération, et ce depuis l’époque des premiers colons Vikings débarqués en Islande… C’était peut-être tout simplement en moi, et je ne l’avais pas réalisé.Comment s’est composée la bande-son ?
J’ai commencé à chanter à Lieven “Helloooo I’m the talking walking tree“, et immédiatement une mélodie lui est venue, qui collait parfaitement. On a continué de la sorte, à s’influencer mutuellement. C’est très important pour moi de travailler en musique, et que cette musique ne soit pas juste un accompagnement de la danse et vice-versa. Il est primordial que ça forme un tout.

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