Julie Bérès : « "Sous les visages" est un spectacle sur une perdition »

Rencontre avec Julie Bérès, qui nous parle de ses intentions.

Pourquoi avoir choisi de travailler sur la question sociale, et notamment la précarité ?

Julie Bérès : Parce que la place du travail dans notre société moderne a évolué de façon assez étrange. Dans les années 1960, le référant de bonheur n’était pas identifié à la réussite sociale. Aujourd’hui, il y a cette confusion, où l’on nous dit de plus en plus qu’être heureux dans la vie, c’est réussir socialement. On définit donc une personne par ce qu’elle fait, par son travail… Après, je ne pense pas que ce soit un spectacle sur la précarité, même si ça m’intéressait de parler du phénomène des nouveaux travailleurs pauvres. C’est plus un spectacle sur une perdition, une perte de confiance, une dévalorisation qui vient d’un accident – un licenciement.

Je me suis intéressée au phénomène de précarité que sont les nouveaux travailleurs pauvres, ces personnes qui ont un travail – que l’on appelle souvent un petit boulot –, mais qui vont quand même se retrouver à moitié la tête sous l’eau, vont avoir beaucoup de mal a subvenir de façon correcte à leurs besoins… Et c’est assez terrifiant car ce sont souvent des gens qui ont des diplômes, des compétences… On est dans une société qui se targue dès qu’elle le peut de la moindre baisse de son taux de chômage, sans parler justement de ces travailleurs pauvres.

Et vous confrontez ce monde à celui, « faux », de la télévision…

C’était l’idée de montrer comment une personne, suite à un licenciement, va se retrouver mise à l’écart et vivre cet accident comme si elle en était responsable. Comment cette même personne va se couper de plus en plus de sa vie sociale, de son rapport à l’extérieur, en pensant qu’elle n’a plus grand-chose à donner, et ainsi rentrer dans une forme d’addiction à un média. On a choisi ici la télévision parce que c’est le plus dangereux actuellement, parce qu’il crée du mensonge, une illusion comme quoi il y aurait un lien possible entre les dominants et les précaires. Or ce lien est tout à fait factice, même si on peut avoir la sensation en regardant la télévision qu’on est proche des gens qui sont à l’intérieur.

Il y a toute une confusion des codes avec ces talk-shows où l’on mélange des hommes politiques, des industriels, des personnages médiatiques, des artistes, tous autour d’une table entrain de discuter comme si tout le monde était très ami. Il y a une espèce d’image de bonheur qui est donnée, et ça donne un référent qui serait celui du dynamisme, de la performance, de la jeunesse, de l’efficacité, de la beauté. J’ai souhaité montrer comment une personne dans la précarité va avoir du mal à rentrer en résistance dans son quotidien face à ça… Et là je parle des gens dans la précarité, mais on pratique tous cette confusion-là.

Votre théâtre est très ancré dans le monde contemporain. Cela découle-t-il d’une volonté de parler du monde, de son état ?

Ce qui m’intéresse, ce n’est pas d’apporter de réponse – et de toute façon je n’en ai pas – mais plutôt d’observer l’époque à laquelle j’appartiens et, par le biais du théâtre, de l’interroger. C’est donc un travail de contemplation et d’observation, pour ensuite trouver une forme poétique… Donc oui, pour moi, c’est une des fonctions du théâtre ; encore que je respecte tout à fait quand les gens montent des textes d’histoires que l’on connaît déjà bien et nous les re-raconte à leur manière.

Sur le fait de ne pas apporter de réponse, êtes-vous d’accord si je vous dis que votre théâtre semble plus sensitif que porté sur le verbe ?

Le théâtre de la suggestion, de la métaphore… C’est vrai que comme on n’est dans une pluridisciplinarité, il n’y a pas que le comédien qui porte le propos : il y a le décor, la manipulation de la matière dans la scénographie… Tout ce qui participe visuellement à l’espace, et donc à la dramaturgie et au sens. On n’est pas dans un théâtre où le texte est le seul porteur de propos.

La scénographie, très forte, illustre ainsi la confrontation des deux mondes…

On a travaillé sur le décalage des codes et de la perception pour le spectateur, avec par exemple la matière du sol ou du mur, habituellement dure et qui ici devient molle. Et le fait d’éclairer assez peu permet de laisser une place au spectateur pour qu’il puisse finir les choses qu’il voit. On est, comme on le disait, plus dans le suggéré que l’imposé…

SOUS LES VISAGES
Mardi 24 et mercredi 25 février à 20h, à l’Hexagone (Meylan)

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