En attendant Jodo

Personnalité artistique aussi volatile qu’explosive, Alejandro Jodorowsky demeure, à 83 ans, une icône de la culture underground, un marginal dont l’œuvre colossale est encore en construction, plus d’un demi-siècle après ses débuts. François Cau

Chili, année zéro

Précoce, Alejandro Jodorowsky commence son propre apprentissage culturel dès l’âge de cinq ans. D’après ses dires, il sut lire du jour au lendemain (quitte à faire évanouir sa grand-mère en lui démontrant ses capacités), et squatta très tôt la bibliothèque de son petit village natal de Tocopilla, au Chili. Jack London, Fenimore Cooper, Alexandre Dumas, Shakespeare, premiers ouvrages ésotériques sur le tarot (discipline qui le fascinera quelques décennies plus tard)… il ingurgite tout ce qui lui passe sous la main, jusqu’à épuisement total des étals de l’établissement. L’enfant puis l’ado absorberont tout ce qui leur passera ensuite sous la main (journaux, comics, serials, romans…), et prendront vite conscience que Tocopilla est désormais trop étriqué pour épancher cette soif.

Pas de Panique

A l’âge de 23 ans, Jodorowsky assiste à une représentation d’un ballet de danse expressionniste, et se passionne illico pour les arts vivants. Il s’essaie un premier temps au théâtre, avant de jauger qu’il n’est finalement qu’un « perroquet qui se croit génial en répétant les phrases de quelqu’un d’autre ». Il se retranche donc dans une forme de théâtre muet – l’un de ses camarades lui fait remarquer qu’il devrait aller voir le travail d’un mime français à la renommée grandissante. Alejandro part à Paris, où il devient rapidement l’assistant puis le directeur artistique du mime en question, qui n’est autre que Marcel Marceau. Le bouillonnant jeune homme se lasse au bout de quelques temps, au gré d’une épiphanie mystique dont il a le secret, et qui lui fait prendre en considération l’impasse artistique dans laquelle il s’enferme. Au tout début des années 60, il crée avec ses deux camarades Fernando Arrabal et Roland Topor le mouvement Panique : à l’origine, juste une blague de sales gosses, désireux d’en découdre avec l’embourgeoisement du surréalisme que Luis Buñuel et Antonin Artaud ont si vaillamment combattu par leurs excès. Le mouvement n’a aucune ligne directrice, si ce n’est celle de défoncer les vitrines de l’art officiel et d’en remuer les badauds. Il en va ainsi de Sacramental Melodrama, performance de quatre heures portée par Jodorowsky au gré de laquelle il apparaît tout de cuir vêtu avant de se faire dénuder et fouetter, entouré de femmes nues recouvertes de miel, de poulets crucifiés, ou d’un vagin géant.

Cinéma psychotrope

Vivement encouragé par ses camarades, Alejandro Jodorowsky se lance dans la mise en scène cinématographique en adaptant tout d’abord une pièce d’Arrabal, Fando et Lis, parabole d’un univers post-apocalyptique dans un superbe noir et blanc, dont le propos politique franc-tireur fit interdire le film au Mexique. Les polémiques vont crescendo avec son opus suivant, le mythique El Topo, western ésotérico-métaphysique à la violence dérangeante, dont il campe le rôle principal accompagné de son jeune fils Brontis (photo). Durablement marqués par le film (et par ailleurs en pleines expérimentations de nouvelles drogues “ouvrant l’esprit“, ceci expliquant sans doute cela !), John Lennon et sa compagne Yoko Ono offrent un million de dollars à Jodorowsky pour qu’il tourne son nouveau film, le foutraque et blasphématoire La Montagne sacrée. Aujourd’hui, les premiers films de Jodorowsky ressemblent à s’y méprendre à des bad trips au rythme anxiogène dont l’héritage, pourtant fondamental, s’est dilué au fil des décennies. Il faut pourtant se figurer l’impact à l’époque pour prendre toute la mesure de la radicalité artistique du bonhomme… En 1975 se lance un projet qui met la bave aux lèvres : une adaptation pharaonique des romans Dune de Frank Herbert, avec Jodo à la mise en scène, Moebius et Giger à la direction artistique, Pink Floyd, Tangerine Dream et Magma à la musique, et Salvador Dali dans l’un des rôles principaux. Mais la vision du réalisateur effraie les producteurs, qui lâchent le projet pour le confier quelques années plus tard à David Lynch.

Œuvres en fusion

Loin de se laisser décourager par cette expérience, Alejandro Jodorowsky se tourne dès lors vers d’autres horizons. La bande dessinée, notamment, art auquel il donnera, en tant que scénariste, quelques-unes des œuvres de science-fiction les plus importantes : L’Incal avec Moebius, La Caste des Méta-Barons avec Juan Gimenez, Les Technopères avec Zoran Janjetov. Une vingtaine de numéros du PB ne suffirait pas à décliner toute la richesse et l’influence de ces ouvrages, on précisera juste qu’ils condensent les thématiques et convictions de l’auteur sur la nécessité de se construire en dehors des normes, sur l’importance de la transmission père-fils, sur la quête d’un équilibre spirituel en harmonie avec une acception de l’intégrité se développant au-delà des conventions morales en vigueur. Alors que son œuvre ne cesse d’être reconnue comme essentielle, Alejandro Jodorowsky explore aujourd’hui ses propres envies artistiques, loin de l’image figée de ses seules gloires cinématographiques. Revenu à la mise en scène théâtrale en 2001, auteur d’une saga dessinée par Milo Manara sur les Borgia (bien plus remuante que les deux séries télé récentes !), actuellement en repérage à Tocopilla pour l’adaptation filmée de son autobiographie La Danse de la Réalité, Jodorowsky ne s’arrêtera qu’à sa mort. Et encore, ce n’est pas sûr.

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