Présumées coupables

Les Bonnes [Intimité]

Espace Paul-Jargot

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Il y a longtemps qu’il les aime, jamais il ne les a oubliées. Dix ans après avoir posé les jalons d’une mise en scène des "Bonnes", le metteur en scène Éric Massé présente un travail mature et accompli totalement centré sur les deux sœurs (campées par deux magnifiques comédiennes). Et crée un spectacle intimiste intense, joué dans des lieux complètement atypiques. Un véritable coup de cœur. Rencontre et critique. Aurélien Martinez (avec Nadja Pobel)

En 1933, deux sœurs assassinent leurs patronnes : un double meurtre qui passionnera la France, aussi bien le grand public que les intellectuels (comme Lacan) et les artistes (les surréalistes notamment). L’écrivain et poète Jean Genet en tirera une pièce en 1947 (même s’il a paradoxalement toujours réfuté cette inspiration), dépeignant les rites pendant lesquels les deux sœurs jouent à tuer Madame, pour venger leur condition. Le metteur en scène lyonnais Éric Massé monte cette saison une version percutante de la pièce, au plus près des deux bonnes. « Genet donne la parole à des personnages à qui on la donne rarement : des employées de maison. C’est important pour moi, car de par ma famille, je me sens bien plus proche de ces personnages que du personnage de Madame. Et le fait qu’il l’ait fait à travers une forme plutôt poétique me parle : il s’éloigne du fait divers sordide pour faire naître une fantasmagorie du crime en devenir. »

L’heure de gloire

Quand un metteur en scène s’attaque à un texte classique, il explique toujours que les mots du dramaturge, qu’ils aient cinquante, cent voire plus de mille ans, entrent en résonnance avec notre époque. Un argumentaire paresseux lorsqu’il s’agit de simplement masquer un manque cruel d’inspiration, mais qui prend tout son sens quand il est accompagné d’une réelle réflexion, comme c’est le cas ici. Dans sa nouvelle relecture (il avait déjà mis en scène le texte dix ans auparavant), Éric Massé questionne ainsi habilement notre rapport à l’image et au besoin que l’on a d’être reconnu, qu’importent les moyens pour parvenir à nos fins.

« Il y a dix ans, au moment de ma première mise en scène, on avait des caméras de surveillance sur le plateau : des outils qui instrumentalisaient les comédiennes. À cette époque, on avait un rapport avec la vidéosurveillance proche des films de science fiction : on va se faire déposséder, on nous surveille de partout. Dix ans plus tard, on a complètement dépassé ces caméras. On les a intégrées, elles sont devenues des objets de communication... Notre rapport à la technologie a complètement évolué. Aujourd’hui, avec ces technologies, un individu anonyme peut d’un seul coup être propulsé sur le devant de la scène et devenir le centre du monde, même pour seulement quelques instants. C’est ce qui est au cœur du rapport entre l’intimité et les médias. Je trouve que dans Les Bonnes, il y a ça : des filles, enfermées dans cette maison, qui sont dans un désir total de célébrité à travers quelque chose de morbide. Ce n’est pas un aspect que j’avais senti il y a dix ans. On retrouve cette idée récemment dans ce qu’il s’est passé avec le dépeceur de Montréal, ce garçon qui depuis des années cherchait l’attention en essayant de devenir acteur ou autres. Des années plus tard, n’y parvenant pas, il devient l’homme le plus recherché de la planète et a signé son meurtre en le postant sur le net [le jeune Canadien est accusé du meurtre et du démembrement d'un étudiant chinois – ndlr]. »

« On les frôle »

Pour porter son propos, Éric Massé a décidé de monter deux versions des Bonnes : une classique, qui se joue sur les scènes des théâtres (on ne la verra pas à Grenoble) ; et une autre plus atypique, intitulée Les Bonnes [Intimité], qui nous intéresse aujourd’hui. Une création déambulatoire qui sera donnée à Crolles, Pont-de-Claix et Vizille, dans un restaurant, dans un lycée, ou encore dans un atelier de création de décors et de costumes. Une version dans laquelle les spectateurs sont véritablement au cœur de l’intrigue, l’espace de jeu étant volontairement confiné au maximum. « Genet prête à ses héroïnes des sentiments aux antipodes de ce qui est consensuel – elles sont fascinées par des choses qui nous rebutent. Et en même temps, il ne les juge pas pour autant. La situation dans laquelle elles vivent, la façon dont elles en parlent... : tout ça les humanise. C’est le principe des Bonnes [Intimité]. Dans la version en salle, on sent que les spectateurs sont dans l’espace de Madame, ils traversent la pièce de son point de vue. Les bonnes sont donc plus condamnables. Alors que dans l’autre version, on pénètre leur intimité, l’endroit où elles vivent, on les frôle... Et, tout doucement, on a plutôt tendance à prendre leur parti. Évoluant à leurs côtés dans les coulisses du crime qu’elles sont en train de préparer, on devient leurs complices. »

Une proximité qui permet d’inclure subtilement les spectateurs dans le dispositif. « Genet écrit pour trois personnages, qui en convoquent énormément d’autres : un laitier, un Monsieur, un procureur, un juge... Je me suis dit que dans l’intimité, ça pourrait être assez beau que les spectateurs puissent aussi partager les fantasmes des bonnes en devenant ces figures qui les hantent. Du coup, le corps même des spectateurs va représenter cette foule qui les accompagne jusqu’à leur crime. » Les comédiennes interpellent alors l’audience, en personnifiant habilement leurs adresses, mais toujours avec les mots de Genet. Effet garanti.

La cérémonie

Et Madame dans tout ça ? Celle par qui tout arrive, celle qui est convoquée dans chaque phrase, celle dont l’aura plane au-dessus des filles... Eh bien nous ne la voyons jamais en chair et en os. Elle n’est avec nous qu’à travers un écran de télévision que l’on découvre lorsque les bonnes nous emmènent dans leur cuisine. « Dans la pièce de Genet, Madame est un fantasme. Elle met du temps à arriver, et quand elle arrive, on ne la voit pas longtemps. À un moment donné, on découvre même que les deux sœurs n’ont finalement jamais vraiment essayé de la tuer. Quelque part, en ratant Madame, elles réussissent ce qu’elles voulaient vraiment faire : s’entretuer – parce que si elles avaient vraiment voulu tuer Madame, elles auraient réussi. Le fait que dans Les Bonnes [Intimité], Madame ne soit pas véritablement présente est donc assez judicieux par rapport à cette lecture. »

Un parti pris fort, qui participe à la sensation d’étouffement présente pendant toute la représentation : les deux bonnes sont notre seul point d’accroche, leur vision devient la nôtre. Dans les lambris d’un reste de château baroque, visages grimés de blanc, les sœurs jouent à toute allure comme si elles profitaient autant que possible du temps de liberté que leur confère l’absence de Madame. Elles fomentent leur « cérémonie », selon le mot de Genet repris par Chabrol pour son film lointainement inspiré du meurtre perpétré par les sœurs Papin, et s’épuisent à inventer une stratégie pour faire succomber leur maîtresse. Quand, soudain, elles respirent et offrent un moment de tendresse inattendu. « Claire, redeviens ma sœur » demande avec supplication Solange à sa sœur aimée dont elle est proche au point parfois d’avoir un élan incestueux. Car Massé insuffle ce qui manque à nombre de versions des Bonnes : un peu de chair et de sentiments en supplément à la mécanique trop bien huilée de ce texte.

Sister Act

On est donc au cœur de la relation de ces deux sœurs, incarnées par deux comédiennes bluffantes. À quelques centimètres des spectateurs, au centre de leur attention, Cécile Bournay et Marie-Laure Crochant accrochent littéralement le regard. Deux comédiennes magnétiques, qui jouent avec la perversité de leurs personnages sans les condamner. Le public ne peut que subir ce qu’il voit, et contempler des actes qui le répugnent. Le fait d’avoir cassé le rapport frontal entre la salle et le plateau accentue le malaise. Nous avons découvert ce spectacle en décembre dernier dans une salle polyvalente près de Valence. La première scène se déroulait en plein milieu du lieu immense, ce qui tranchait véritablement avec le second tableau, lorsque les sœurs nous invitent à les suivre dans leur cuisine. L’espace choisi (une véritable cuisine) était minuscule et surchauffé. Sur l’écran, Madame apparaissait, splendide, agaçante, perdue. Et face à nous, on comprenait alors véritablement la clé du problème : ces sœurs survoltées sont les victimes d’un monde pyramidal qui les a emmenées vers la folie. La relecture d’Éric Massé, soixante-cinq ans après la parution de la pièce de Genet, prend donc véritablement tout son sens.

Les Bonnes [Intimité], mardi 15 janvier à 19h30 à  Crolles, dans la cadre de la programmation de l’Espace Paul Jargot (lieu de représentation : le restaurant Le Blanc Désir), et du mercredi 16 au vendredi 18 janvier à 20h, à Vizille et Pont-de-Claix, dans le cadre de la programmation de l’Amphithéâtre du Pont-de-Claix (lieux de représentation : le lycée des Portes de l'Oisans à Vizille le mercredi, et les Ateliers Marianne au Pont-de-Claix les jeudi et vendredi). Renseignements et réservation auprès des théâtres.

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