Gisèle Vienne : 50 nuances de sombre

Crowd

MC2

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Portrait / Mardi 27 et mercredi 28 février, la MC2 programme le spectacle "Crowd" de la metteuse en scène Gisèle Vienne. Soit quinze danseurs et danseuses, habillés comme à la ville et aux mouvements soigneusement "retravaillés" (ralentis, saccades …) qui, sur une bande-son techno pointue, se lancent dans une longue rave-party ; ou plutôt dans une longue fin de rave, la terre et les détritus parsemant le plateau matérialisant cet après impalpable. Un choc esthétique signé par l’une des artistes françaises les plus passionnantes, à l’univers sombre et protéiforme. Portrait.

Septembre 2010. Nous nous rendons dans une maison au fin fond du quartier grenoblois de l’Île verte afin de découvrir Jerk, solo pour un marionnettiste (Jonathan Capdevielle) qui bénéficie d’un incroyable bouche-à-oreille depuis sa création en 2008. Et ce malgré la dureté du propos – « une reconstitution imaginaire des crimes perpétrés par le serial killer américain Dean Corll qui, avec l’aide de deux adolescents, a tué plus d’une vingtaine de garçons dans l'État du Texas au milieu des années 1970 » comme l’a écrit en note d’intention la metteuse en scène Gisèle Vienne, qui a imaginé cette pièce forte et dérangeante d’après une nouvelle de l’écrivain étasunien Dennis Cooper. Voilà qui plante le décor.

Ce soir-là, nous étions donc chez un particulier et non, au pif, sur la scène de la MC2 ou de l’Hexagone de Meylan. Pourtant, Gisèle Vienne, qui a passé une grande partie de son enfance et le début de sa vie professionnelle à Grenoble, était déjà à cette période une artiste de renommée nationale voire internationale, programmée sur des scènes prestigieuses. « Toutes mes pièces avaient été présentées à Grenoble jusqu’au printemps 2005 » nous explique-t-elle au téléphone – nous l’interviewons à l’occasion de la venue de sa dernière création Crowd (un choc esthétique) à la MC2. « Revenir enfin jouer à Grenoble, c’est très particulier et surtout très important pour moi. Grenoble reste ma ville, j’y serai toujours très attachée, et c’est là où j’ai ma famille proche – mes parents sont à Saint-Martin-d’Hères et mon frère à Grenoble. »

« Inviter le spectateur à se questionner »

2018. Gisèle Vienne revient bien à Grenoble, dans la grande MC2, et c’est une excellente nouvelle. Car son univers sombre, souvent imaginé avec des écrivains subversifs (Dennis Cooper, mais aussi Catherine Robbe-Grillet), est d’une intensité peu commune dans le monde plutôt policé du spectacle vivant français. « Ce rapport aux sensations extrêmes et à l’exploration de nos limites – la destruction, la violence, l’érotisme, la mort… – est pour moi une aventure très jubilatoire. Mais c’est une question de sensibilité. J’adore les Swans [groupe américain – NDLR] par exemple. Lorsque je vais à l’un de leur concert, j’en ressors très heureuse et inspirée, alors que d’autres traverseront des sensations autres et auront autant raison que moi.»

Une volonté de faire réagir le spectateur (il faut avoir le cœur bien accroché quand on vient voir son Jerk évoqué en début d’article – la longue scène crue de fist-fucking avec marionnettes est encore dans nos mémoires) qui est au centre de sa démarche artistique depuis ses débuts. « Avec mes pièces, j’espère toujours proposer la possibilité d’une expérience intime aux spectateurs. En mettant en jeu des sujets ou des motifs très stimulants de par leur noirceur ou leur beauté, en essayant de mettre en tension – voire en contradiction – nos idées et nos sensations, j’espère pouvoir inviter le spectateur à se questionner. »

« Une fascination pour l’univers alternatif, punk et queer »

Ce goût pour ce qui est hors normes, Gisèle Vienne l’a depuis l’enfance, elle qui est née en 1976 à Charleville-Mézières d’une mère autrichienne artiste et d’un père professeur et grand amateur d’art. Deux parents qui l’ont très tôt initiée à la culture. « Si on avait besoin d’un livre, de partitions, d’aller au théâtre ou au cinéma, mes parents nous payaient ça comme si on avait besoin de manger, même si l’argent pouvait manquer. J’ai été éduquée dans un rapport à l’art très essentiel. »

L’année de ses 3 ans, la famille déménage à Saint-Martin-d’Hères : Gisèle Vienne y vivra jusqu’à la fin du lycée, avec néanmoins deux années scolaires (la 6e et la 3e) passées en Allemagne, dans la Forêt-Noire, afin d’apprendre l’allemand. Mais c’est Berlin qui l’attire vraiment à l’époque. « Très tôt, j’ai rêvé d’aller à Berlin, peut-être à cause de ma fascination pour l’univers alternatif, punk et queer. Le déguisement et le travestissement ont certainement développé, inconsciemment, mon goût pour le théâtre. Petite, j’allais très souvent chez une amie, Vidya Gastaldon, qui habitait dans une tour à Échirolles et je me souviens que ses parents avaient des disques de Nina Hagen : on était fascinées par l’extravagance de ses maquillages et, bien sûr, sa musique. »

« Des envies de créations fortes »

Elle convainc alors ses parents de lui laisser passer son bac dans la capitale allemande. Bac qu’elle obtient. Elle décide dans la foulée de se lancer dans des études de philosophie : la voilà acceptée en hypokhâgne au prestigieux lycée Fénelon à Paris, très loin de Berlin du coup. « Ça a été une vraie blessure parce que le Paris de 1994 et le Berlin de 1994 n’avaient rien à voir. Au début, je n’ai pas du tout aimé Paris. Maintenant, j’y habite depuis de nombreuses années et j’ai appris à l’apprécier. » À Paris, elle entame un parcours plutôt classique (elle imagine un temps être traductrice), même si l’art n’est jamais loin. « J’avais des envies de création très fortes, mais peut-être plus dans la sculpture par exemple, comme j’ai toujours été très proche de l’art contemporain. Peut-être devenir une artiste plasticienne. Ce qui est sûr, c’est qu’à l’époque, je ne pensais pas devenir metteur en scène ou chorégraphe. »

Finalement, passionnée depuis très jeune par l’univers de la marionnette au sens large (du Muppet Show à la télé aux films d'animation en passant par les grandes sculptures présentes dans les musées qui sont, pour elle, des marionnettes géantes), elle tente le concours de l’Institut international de la marionnette de Charleville-Mézières. « Je me disais que je n’avais pas du tout le profil : je venais de classe prépa, de la philosophie, je n’avais que très peu pratiqué le théâtre, ou du moins tel qu’on l’imagine… Mais j’ai été prise, ce qui m’avait surprise ! »

« Le champ chorégraphique m’a accueillie à bras ouverts »

Son parcours artistique est véritablement lancé. Et rapidement rattrapé par un courant artistique qu’elle ne soupçonne pas : celui de la danse contemporaine. « Vers 19-20 ans, je découvre les œuvres de Maguy Marin, Josef Nadj, Jan Fabre… Et je comprends plus clairement que les liens qu’entretient la marionnette avec la chorégraphie sont bien aussi importants que ceux qu’elle entretient avec le théâtre. » Après ses études, elle crée sa compagnie en 1999 et travaille avec des danseurs dès sa première pièce – la mise en scène du texte Splendid's de Jean Genet. « Le champ chorégraphique m’a accueillie à bras ouverts. Le milieu de la danse contemporaine semble plus ouvert aux formes plus étranges, plus inclassables… C’est peut-être l’une des raisons qui expliquent que, dès le début, alors que mon travail aurait pu être qualifié de théâtre ou de théâtre de marionnettes, il se retrouve classé par les programmateurs et les critiques dans le champ chorégraphique – ce qui est certes juste aussi, mais mérite réflexion. »

Car pièce après pièce, elle développe un langage artistique protéiforme difficilement réductible, ce qu’elle assume clairement. « C’est curieux qu’en Europe, l’enseignement des arts, malgré les tentatives diverses, reste encore relativement cloisonné. J’étais en Indonésie il y a six mois et j’ai visité une grande école à Bali où les élèves apprennent la danse, la musique, le théâtre, la marionnette, le masque… Pourquoi vouloir absolument séparer ces disciplines qui constituent de manière intrinsèque les arts de la scène ? Ce qui me passionne, c’est de composer avec ces éléments-là comme on composerait de la musique. » Une musique à la partition chaque fois différente : pour l’hypnotique Crowd, sorte de rave-party pour quinze interprètes sur une bande son techno assourdissante, elle devient carrément chorégraphe. Même si bien sûr, elle n’aimerait pas qu’on la qualifie si sommairement.

Crowd
À la MC2 mardi 27 et mercredi 28 février

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