Titanic 2 D

Cédric Rassat, scénariste lyonnais, et Emre Orhun, dessinateur turc installé à Lyon. En plein revival centenaire du Titanic, ils éditent "La Malédiction du Titanic" : une approche magistrale et fantasmatique du célèbre naufrage, empreinte de noirceur et de grotesque, qui tangue entre BD classique et «beau livre». Explications avec le duo : où il est question de cartes à gratter, de glaçon géant, de momie égyptienne et de Jean-Luc Godard. Propos recueillis par Stéphane Duchêne.

On imagine que l'idée de cet album et le centenaire du naufrage du Titanic ne sont pas tout à fait étrangères...
Cédric Rassat : Il y a 45 bouquins qui sortent sur le Titanic ce mois-ci, ce n'est pas par hasard. Mais c'est une idée que j'ai en tête depuis pas mal de temps. Je me suis aperçu, il y a un an et demi, que ça allait être le centenaire, ça nous laissait tout juste le temps de nous y mettre... Emre a bossé sur le dessin pendant un an pour pouvoir sortir l'album à temps. Mais au départ, l'idée du Titanic ne m'intéressait justement qu'à condition de le faire en carte à gratter [technique, proche de la gravure, consistant à gratter avec une pointe ou une lame, un support recouvert, la plupart du temps, d'encre noire, NdlR]. Parce qu'il y a dans la tragédie du Titanic cette idée de la forme blanche qui émerge de la nuit noire. Ce qui est justement une métaphore de la carte à gratter. Il y avait donc une vraie cohérence entre le sujet et la manière de le traiter qui donnait tout son sens au projet.

La carte à gratter, où l'on gratte de l'encre noire pour faire apparaître le blanc, c'est un peu du dessin à l'envers, puisqu'il s'agit en quelque sorte d'effacer pour donner forme...
Emre Orhun : On n'efface pas vraiment, mais la particularité, c'est qu'avec les techniques traditionnelles on va tracer un «cerné», dessiner à la plume les contours des personnages, les différents traits, tandis que là, on gratte directement l'intérieur des formes. En cela, oui, c'est un travail en négatif. Après pour moi, cela reste un travail de dessin avec des noirs et des blancs, même si la marge d'erreur est beaucoup plus réduite. Quand on se rate y a très peu de chances de faire des corrections, il faut tout recommencer.

Il vous faut environ une semaine pour réaliser une planche. Les contraintes liées à cette technique ont-elles eu des répercussions sur le récit ?
E.O. :
Sur la fin, pour être dans les temps, j'ai dû accélérer et faire une planche tous les quatre jours. C'est sûr qu'on aurait aimé faire davantage de pages parce que ça nous aurait permis de nous étendre un peu plus sur certaines scènes ou de nous recentrer un peu plus sur certains personnages...

C.R. : Je pense aussi que l'urgence a amené Emre à faire des choses plus tranchées. Pour ce qui est de la manière d'aborder l'histoire : avec la carte à gratter, on va chercher la lumière et le dessin dans l'obscurité et dans les ténèbres. Pas mal de gens m'ont dit avoir été choqués par certaines scènes d'Erzsebet, dont le thème [l'histoire sanglante de la Comtesse Bathory, NdlR] était très noir, avec des scènes SM. J'ai été donc obligé d'en tenir compte et sur Titanic, j'ai davantage opté pour une comédie avec un aspect plus grotesque.

Pourquoi avoir introduit cette histoire de malédiction et de momie égyptienne ?
C.R. :
On cherchait une histoire parallèle à raconter et, parmi les dizaines qui courent sur le Titanic, on est tombé sur cette légende qui était parfaite pour animer le récit.

Vous étiez pourtant d'abord partis sur un scénario beaucoup plus «classique»...
E.O. : C'est vrai qu'avec l'éditeur nous avons trouvé la première version de Cédric un peu trop classique et un peu plate. Moi, au départ, le thème du Titanic ne m'intéressait pas spécialement. J'aime bien aborder les choses sous un angle plus mordant, plus noir, plus série B...

C.R. : Ce n'était pas complètement classique non plus. J'étais parti sur des personnages perdus dans le noir, une sorte de vide existentiel, qui tournent en rond ou continuent de s'amuser alors qu'ils sont déjà morts. Je pensais que cette dimension un peu absurde du destin, avant le surgissement final de l'iceberg – au départ l'album devait d'ailleurs s'intituler L'Iceberg – prendrait forme à travers le dessin d'Emre. Mais c'est vrai que ça manquait de relief. L'idée de la momie a apporté davantage de rythme tout en préservant l'aspect existentiel de l'histoire. Finalement, c'est mieux. C'est là qu'Emre en tant que dessinateur a aussi beaucoup apporté : l'iceberg devait être un iceberg classique et, à la fin, quand la momie le revoit dans la nuit après le naufrage sous un angle différent, devenir une pyramide. Emre, lui, n'a pas cherché à comprendre, il a dessiné une pyramide du début à la fin...

L'autre idée un peu surréaliste du récit, c'est que le drame se produit pendant un carnaval...
C.R. : L'avantage, c'est que cela nous permettait de fondre la momie dans le décor. Et puis je trouve ça toujours un peu con les personnages qui font la fête pour se déguiser ou qui se déguisent parce qu'ils s'emmerdent.

Vous ironisez beaucoup sur l'insouciance des personnages et de l'équipage – au fond de la haute société de l'époque. Est-ce une manière de rendre la dimension métaphorique et symbolique de cette histoire ?
E.O. :
Oui, cette idée de plus grand bateau du monde, réputé insubmersible...
C.R. :...cette ambition démesurée qui se heurte à un glaçon. Parce que ce n'est pas un rocher, c'est un glaçon ! Et un glaçon ça fond. C'est là qu'est l'ironie : cette idée du «mauvais endroit au mauvais moment», les jumelles perdues, la radio coupée. Quand on reprend les éléments un par un, on se dit que ça ne pouvait pas être autrement. Après, dans la fascination qu'il y a à propos du Titanic, il y a effectivement cette métaphore de la société qui s'effondre. Ce que filme Godard sur le Costa Concordia dans Film Socialisme, c'est cette même idée de Las Vegas ambulant, de décadence. Et quelque mois après le Costa Concordia coule aussi, c'est incroyable. À l'image de la Tour de Babel : quand les choses prennent des proportions trop grandes, il doit y avoir une loi humaine qui fait que ça se pète la gueule. Mais je pense avant tout que l'histoire du Titanic va vraiment puiser dans nos peurs les plus enfantines : se retrouver dans la nuit au milieu de l'océan, dans l'eau glacée et entouré d'obscurité. Cela nous renvoie à une vieille angoisse existentielle qui est celle du noir et du vide.

Cédric Rassat et Emre Orhun, en dédicace :
À Expérience, samedi 19 mai
À la librairie la BD, samedi 26 mai
Au Bal des Ardents, samedi 16 juin
Au festival Lyon BD, samedi 23 et dimanche 24 juin 

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