Ces émotions qui nous gouvernent

Tyrannie du temps réel, diktat du storytelling, emballement médiatique, augmentation exponentielle des faits divers où prime la «captation émotionnelle» : tout cela et bien d'autre choses forment le "gouvernement des émotions". Entendre : le gouvernement des hommes par leurs propres émotions via notre manière de percevoir le monde et, pour les journalistes et les scientifiques, de le montrer. Récemment, le philosophe de l'éthique Pierre Le Coz a justement écrit Le Gouvernement des émotions... et l'art de déjouer les manipulations dans lequel il souligne, à travers l'affaire Leonarda, que le chef de l'Etat lui-même ne sait plus très bien distinguer «ce qui relève de l'événementiel et du fait divers». La mise en place d'une télé-réalité politique prenant alors le pas sur la réalité-même.

"Nouveauté" dûe à l'accélération de l'Histoire ? Plutôt à ce que Paul Virilio appelle une «accélération du réel» qui, en synchronisant les émotions à l'échelle du globe (11 Septembre, tsunamis...), produit un effacement du présent au profit de l'instant. Mais Le Coz ajoute que l'émotion est le Cheval de Troie de la manipulation des foules depuis les sophistes eux-mêmes. Ce serait donc peut-être à chacun de se coltiner ses émotions, de parvenir à en séparer le grain de l'ivraie.

A ce titre la journée organisée à Sciences Po Lyon par Mode d'Emploi risque d'être enrichissante, et tournera autour de trois questions : "Réagir à chaud – le temps réel", sur le problème de la course à l'information ; "L'émotion et le chercheur", sur la question, peu débattue, de la bonne mise à distance de l'émotion dans l'élan de la recherche ; et "Entretien autour de la peur" avec notamment Corey Robin, spécialiste des mouvements conservateurs américains, auteur de The Reactionary Mind: Conservatism from Edmund Burke to Sarah Palin. Robin y décrit notamment les stratégies à l'oeuvre autour du levier émotionnel de la peur, mère de toutes les émotions, contre laquelle les adversaires politiques ne peuvent plus grand chose, si ce n'est s'adapter. Soit user des mêmes ficelles d'impact (storytelling, "optiquement correct") qui font dire à Paul Virilio que l'on glisse «de la démocratie d'opinion et – encore – représentative à la démocratie monstrative des émotions instantanées». Et qu'il y a là un grand danger. Car la démocratie instantanée est un non sens.

Stéphane Duchêne

Journée "Le gouvernement des émotions"
Avec Patrick Boucheron, Corey Robin, Gérald Bronner, Josep Ramoneda, Olivier Ravanello, Franck Debouck, Michel Polacco, Victoria Camps, Isabelle Delpla, Hélène Dumas et Samuel Lézé
A Sciences Po jeudi 27 novembre