article partenaire
Quand on arrive en livre !

Pour Georges Vigarello, le corps a ses raisons

Le Corps : conscience d'une existence

Maison du Livre, de l'Image et du Son

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Invité du festival Mode d'emploi, Georges Vigarello montre Dans "Le Sentiment de soi" que notre corps est tout autant naturel qu'historique et culturel. Et notre identité contemporaine, faite de sensations intérieures et de pensée, relativement récente : deux siècles et demi à peine. Jean-Emmanuel Denave

Vous croquez dans une madeleine à l'heure du thé et retournez alors illico en enfance ? Vous sautez dans le vide, un élastique aux pieds, pour découvrir un pan nouveau de votre personnalité ? Vous lancez un "cri primal" sur les pelouses du Parc de la Tête d'Or afin de revivre autrement ? Vous avez mal au dos et traduisez cela par un "j'en ai plein le dos... de mon boulot, ma famille, mon conjoint..." ? C'est que vous êtes né après... 1769 ! Cette année-là, Denis Diderot écrit Le Rêve de D'Alembert où, selon Georges Vigarello, «la sensation éprouvée par "son" rêveur n'est plus livrée à quelque rebut de pensée, épave superficielle ou dérisoire. Elle n'est plus simple accident d'imagination. Elle devient expérience marquante : révolution intérieure. Une rupture, autrement dit, dans la longue histoire de ces illusions : éprouver le corps serait déjà s'éprouver soi-même autrement, devenir "différent"»

Au XVIIIe siècle, avec les Lumières, l'appréhension de soi à travers les sens internes, le sentiment intérieur, l'espace du dedans, deviennent donc objet d'attention et de curiosité, part croissante de l'identité et du sujet humains. Au «je pense donc je suis» de Descartes et de l'ère classique se substitue peu à peu un «je sens donc je suis». Logée auparavant dans l'âme et la pensée, l'identité se décale, s'enrichit, creuse ses soubassements au cœur même des viscères, du tonus musculaire et des sensations intimes. «Les Lumières ont renouvelé en profondeur le "ressenti" du corps. Elles l'ont lié à l'identité. Elles ont promu des notions inédites, le "sentiment de l'existence", "l'homme sensible", le "soi", soulignant leur versant physique, leur présence persistante... Elles ont découvert des manières nouvelles de vivre et de s'éprouver».

Faire trembler les évidences

Historien du corps (co-directeur d'une Histoire du corps aux éditions du Seuil, auteur d'une Histoire de la virilité en 2011, des Métamorphoses du gras en 2010...), Georges Vigarello retrace dans Le Sentiment de soi l'histoire de la perception du corps en Occident. Ce qui nous paraît aujourd'hui évident, ce sentiment de soi qui nous est si familier, est donc en réalité d'invention récente (quelques siècles à peine). Ce livre s'inscrit assez directement dans la lignée de l'histoire des mentalités de Michel Foucault – philosophe étrangement peu cité, de même qu'on s'étonnera du peu de cas fait dans l'ouvrage d'auteurs clefs sur la question du corps tels que Spinoza ou Artaud. Cette perspective historico-philosophique sur les objets les plus divers est à la fois passionnante et troublante. Elle montre que nos a priori, nos évidences, nos idées communes, sont autant de constructions historiques, relatives, vouées aussi certainement à disparaître dans un futur plus ou moins proche.

On ne saurait trop insister sur cet abîme creusé par les œuvres de Foucault fragilisant nos certitudes sur la folie, la médecine, le savoir, le pouvoir, le sujet humain... L'anthropologue Marcel Mauss, dans Les Techniques du corps (1936), nous avait déjà averti que notre relation à notre propre corps (seuils de douleur, postures, sommeil...) était à la fois relative historiquement et culturellement. Foucault puis Vigarello donnent un tour de vis supplémentaire en explorant plus avant notre identité, nos sensations et notre histoire récente.

Faire parler les sensations

D'après Vigarello, les conditions de possibilité de notre identité sensible naissent au XVIIIe siècle. On commence alors à l'explorer à travers le journal intime, le rêve, l'hypnose... Mais c'est au siècle suivant que cette part nouvelle de nous-mêmes devient objet d'étude minutieuse, exploration approfondie (avec les premiers balbutiements de la psychologie notamment), source d'aventures ouvrant des champs singuliers (à travers l'usage de drogues, l'expérience de la vitesse, de nouvelles formes de danse...). Le sentiment de soi qui s'appuyait avec les Lumières sur le corps s'élargit même à l'imaginaire et au psychique : «Une des plus grandes révolutions de la perception de l'homme par lui-même à l'époque moderne, par laquelle ces passions toutes corporelles se sont épurées, raffinées, sublimées, pour venir se ranger aux côtés de la pensée et se conjoindre avec elle au sein de la sphère unique que nous appelons "psychisme"» écrivent Marcel Gauchet et Gladys Swain dans La Pratique de l'esprit humain, cité par Vigarello. La psyché se réinvente, se complexifie et s'enrichit donc "sensiblement".

Proust pourra alors partir A la Recherche du temps perdu à travers madeleines et sensations de pavés sous les pieds, Freud inventer la psychanalyse avec ses pulsions entendues comme «concept limite entre le psychique et le somatique» et ses hystériques dont le corps parle plus qu'il ne déraille d'un strict point de vue biologique. Et, plus discrètement, de nouveaux thérapeutes pourront agir sur la psyché à travers la relaxation ou des techniques de respiration, Isadora Duncan pourra puiser dans son "dedans" pour trouver élan et mouvements modernes à sa danse, Antonin Artaud renouveler littérature et théâtre... En à peine deux siècles et demi, l'homme se sera profondément transformé : une mutation vertigineuse.

Le corps : conscience d'une existence
A la Maison du livre, de l'image et du son samedi 29 novembre

L'aventure de la pensée
Aux Subsistances samedi 29 novembre

Voir et savoir. Saison 2 : l'histoire
Au Comoedia dimanche 30 novembre

Le Sentiment de soi (Seuil)

à lire aussi

derniers articles publiés sur le Petit Bulletin dans la rubrique Musiques...

Lundi 5 septembre 2022 La librairie Michel Descours organise le dimanche 11 septembre un véritable petit festival littéraire avec des rencontres, des lectures, des signatures… (...)
Mardi 29 mars 2022 Prétendre que les auteurs de polar sont des éponges serait tendancieux ; poreux au monde ainsi qu’à ses turbulences semble une formulation plus exacte. Quant à leurs romans, ils ressemblent à ces carottes extraites par les glaciologues aux pôles,...
Mardi 15 mars 2022 C'est le type de petit festival que l'on adore et qui, lui aussi, fait son retour : Vendanges graphiques, à Condrieu, réunit le temps d'un week-end, (...)
Lundi 17 janvier 2022 Il y a The Old Firm à Glasgow (Celtic-Rangers), une quasi guerre de religion entre catholiques et protestants ; le Fla-Flu à Rio (Flamengo-Fluminense) qui a compté jusqu'à 200 000 spectateurs dans un Maracana (95 000 places) pour une fois étriqué ;...
Mardi 4 janvier 2022 S'il faut être prudent avec la recrudescence des cas de Covid, il est prévu que cette année, les grands raouts littéraires se tiennent de manière classique – comme on les aime. Avec, pour certains, des pré-programmations croustillantes.
Jeudi 18 novembre 2021 Nouveau brassage d'idées pour cette édition de Mode d'Emploi, porté par la Villa Gillet, autour des enjeux liés au journalisme et à la démocratie. En vedette : le journaliste américain William Finnegan, l'Historien Pierre Rosanvallon et...

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X