David Vann : « Les lois n'ont souvent pas de sens »

Une heure avec David Vann / Îles noires

Palais de la bourse

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Quais du Polar / Révélé par le magistral et outre-sombre Sukkwan Island (Prix Médicis étranger 2010), David Vann revient avec Aquarium, roman apaisé d’une déchirure familiale recousue. Avant de faire escale à Quais du Polar dont il est un des invités de marque, rencontre avec ce géant de la littérature contemporaine.

Vous venez pour le seconde fois à Quais du Polar. Vous considérez-vous comme un auteur de roman noir ?
David Vann : Je suis très heureux de revenir : c’est un grand festival. Bien que je ne considère pas que mes romans s'intègrent dans la “fiction criminelle” aux États-Unis ou au Royaume-Uni, je pense qu'il est possible qu'ils s'inscrivent dans une plus large conception française du roman noir. De la même manière, mes romans ne correspondent pas au nature writing aux États-Unis, alors qu’ils s'inscrivent dans la conception plus large qu’en a Gallmeister, mon éditeur français.

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Mes romans se concentrent sur le paysage reflétant la vie intérieure des personnages — et cette réflexion est généralement sombre. Je me suis inspiré de cinq suicides et d’un meurtre dans ma famille (ou ma famille élargie), mais aussi de la tragédie Medée. J'écris sur des personnages qui s'aiment, mais se détruisent ; des personnages qui agissent inconsciemment, hors de contrôle, qui brisent des tabous, souvent violemment. Comme je m’intéresse à ces moments où les gens enfreignent les règles, vous pourriez dire que cela fait de moi un auteur de roman noir.

Mais j'ai aussi enquêté sur une fusillade d'école dans mon livre de non-fiction Dernier jour sur Terre, qui est une histoire de véritable crime, où j’établis le profil du tireur après avoir obtenu l'accès à tous les fichiers de la police.

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Une fois encore, Aquarium parle d’adolescence et montre que la famille est le lieu du traumatisme. Mais ici, vous faites de la famille en question le lieu de la résilience…
Oui, Aquarium marque un énorme changement de cap dans mon écriture ; c’est mon premier roman à ne pas finir en tragédie. Au lieu de cela, la famille se montre résiliente et reste soudée. C'est une histoire sur le pardon, pile au moment de Noël ; une histoire sur l’amour que peut déployer Caitlin, une jeune fille de 12 ans, pour réunir sa famille.

Dans Aquarium, le genre polar fait irruption par la faute des adultes, qui noircissent le monde des adolescents…
C'est une observation vraiment intéressante — et c'est exact, je pense. Les enfants fonctionnent selon des règles différentes, fondées sur l'équité et la brutalité, l'attachement et le besoin. Les lois qui régissent la société américaine sont souvent non intuitives, non liées à la justice ; seulement au pouvoir. En d’autres termes, les lois n'ont souvent pas de sens. Dans mon roman, un agent des douanes commet un abus de pouvoir en menaçant injustement Caitlin et sa mère, et la relation innocente que la fillette a avec un vieil homme dans l'aquarium public devient un crime possible…

Le personnage de Shalini donne à Caitlin l’opportunité de quitter son" aquarium" en lui offrant d’autres perspectives — notamment par la richesse de sa culture indienne. Craignez-vous, dans la situation politique actuelle, le rétrécissement de "l’aquarium étasunien” ?
Oui, absolument. Ce personnage a le même nom que l’une de mes meilleures amies, qui m’a ouvert à un monde plus vaste. Son grand-père était wazir en Inde, c’est-à-dire le deuxième personnage le plus haut placé après le roi. À travers elle, j'ai découvert une classe dirigeante que je n’imaginais même pas.

Toute la grandeur des États-Unis dépend bien évidemment de l’immigration ; d’un mélange dynamique et productif de personnes venues du monde entier. C’est dégoûtant de la voir stupidement attaquée par Trump, dont la fortune provient de son grand-père immigrant allemand qui a tenu des bordels en Alaska — mon État d'origine.

Nous assistons à présent à un mélange dangereux de nationalisme et de religion visant à diaboliser d'autres religions ou groupes considérés comme des étrangers. Cela s'accompagne d'une tentative de délégitimation de l’indépendance de la presse et du pouvoir judiciaire, comme de la science, des faits et de toute dissidence, dans le but de favoriser un État militarisé. J’espère cependant que les États-Unis seront résilients. Que notre système judiciaire ainsi que les autres institutions ne seront pas brisées. Et que l'aquarium restera diversifié en refusant de rétrécir.

Vous allez présenter le splendide Winters's Bone, de Debra Granik. Qu’avez-vous ressenti en le découvrant ? Était-ce la première fois que vous vous sentiez à ce point en osmose avec un univers cinématographique ? Un(e) cinéaste doit-il être à ce point proche de vos écrits pour pouvoir les adapter ?
Winter's Bone fait preuve d’un tel sens du risque imminent… J'ai grandi très loin de l'univers qu'il décri, en Alaska et en Californie du Nord. Et ma vie était beaucoup plus facile — j’avais des parents beaucoup plus instruits et je ne connaissais personne de prisonnier de la drogue ou de l’alcoolisme ; c’était donc un cadre très différent — mais j'ai ressenti la même menace de violence de la part des rednecks (ces hommes blancs ruraux de la classe ouvrière, chasseurs, peu instruits, conservateurs) dans plusieurs villes. Quand j'ai vu ce film pour la première fois, certaines situations m’ont semblé étonnamment familières : par exemple, j’ai chassé et éviscéré des écureuils, j’ai été menacé par mon grand-père parce que je l’avais traité de menteur — alors que ce n’était pas vrai. Je n’avais à l’époque que 8 ou 10 ans.

La pertinence du film est accrue aujourd’hui, alors que nous cherchons à comprendre pourquoi les partisans de Trump ne font confiance à aucune autorité (telle que le New York Times), et comment ils peuvent finir par voter contre leurs propres intérêts.

Quant aux adaptations de mes livres pour le cinéma, plusieurs sont en cours, y compris Sukkwan Island par les producteurs parisiens Haut et Court, et Aquarium par les Londoniens de Ink Factory. Ils sont en train de désigner les réalisateurs. Je pense qu’ils choisiront des personnes se sentant proches de la sensibilité et de la sociologie de mon écriture. Un cinéaste doit s’accaparer une histoire pour la faire sienne, afin qu’elle devienne sa propre œuvre, indépendante du livre. Cela n’est possible, je le suppose, que dans une connexion profonde et largement inconsciente. Mais je ne suis pas réalisateur, donc je n’ai pas de certitude absolue sur cette question…

Lors de votre dernière visite, vous étiez en train d’écrire une histoire où Jésus buvait des tequilas sur la plage de Mexico en traduisant Les Métamorphoses d’Ovide et parlant d’archéologie. À quand ce roman au résumé prometteur ?
(rires) Vous avez une bonne mémoire ! C’était amusant de travailler sur ce roman, mais je l’ai mis de côté pour en écrire un autre auparavant. Après Aquarium, le prochain publié sera Bright Air Black, sur Médée, ensuite Woman, Desiring, à propos d’un femme qui quitte son mari ; puis Halibut On The Moon, qui parle de la dernière visite de mon père à l’ensemble de sa famille, juste avant son suicide. J’espère retourner bientôt boire de la tequila avec Jésus sur la plage !

David Vann, Aquarium (Gallmeister)
Dans le cadre du festival Quais du Polar
Au Palais du Commerce et autres lieux de Lyon du 31 mars au 2 avril

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