Gérard Berréby : « être dans le coup, c'est déjà être en retard »

Éditions Allia / De ses jeunes années d'éditeur-pirate et de fréquentation de l'Internationale Situationniste, Gérard Berréby a retiré une éthique singulière sous l'empire de laquelle il a fondé en 1982 Allia, l'une des plus belles aventures éditoriales françaises. Où se côtoient derrière une esthétique aux petits oignons, avant-gardes artistiques, philosophes francs-tireurs, textes rares, romans culottés et le plus beau catalogue de critique musicale du paysage français. Entretien avec l'éditeur de passage à la Librairie Descours où il présentera également son exposition de sculptures Livres blessés.

Qui êtes-vous, en 1982, au moment de fonder les éditions Allia et qu'avez-vous en tête ?
Gérard Berréby : Je ne suis rien, publiquement s'entend, je n'ai pratiquement rien fait, si ce n'est une incursion dans l'édition pirate. Je ne viens pas du milieu de l'édition, ni de l'université. C'est avec ce que j'avais à l'époque dans la tête, étant âgé d'à peine plus de 30 ans, que j'ai voulu faire des choses que je ne trouvais pas ou qui ne me donnaient pas satisfaction dans ce domaine. J'y suis venu très naturellement, j'ai fait ce que j'avais envie de faire, de la manière dont je voulais le faire et avec les personnes avec lesquelles je souhaitais travailler, sans connaître les codes du milieu et ne les ayant guère plus adoptés aujourd'hui. Très vite avec Allia nous sommes apparus comme des franc-tireurs.

Deux choses semblent vous avoir formé : d'abord, adolescent, un appétit féroce et anarchique de livres avec lesquels vous dites alors avoir l'impression de parler...
Cela n'a pas changé, le rapport aux livres est quelque chose de très intime. À travers eux, on se choisit ou l'on subit de nombreux interlocuteurs qu'on ne connaît pas et qu'on ne connaîtra pas et avec lesquels s'établit un dialogue. On entre dans un monde et un échange s'opére qui nous permet d'entretenir un dialogue, à la différence qu'il n'est pas physique. Les livres, pour moi, ont toujours été une manière de lutter contre la pire partie de l'être humain : l'invention d'un monde imaginaire permet de s'élever au-dessus des avanies produites par le monde dans lequel nous vivons.

L'autre facteur déterminant de votre formation a été le printemps 1968, alors que vous étiez depuis peu en France et d'ailleurs pas encore Français. À quel point ces événements vous ont-ils façonné ?
J'étais arrivé de Tunisie depuis trois ans seulement, j'avais à peine 17 ans et je suis tombé dans un bain de révolte. Très vite, j'ai senti — même si je ne le comprenais pas d'une manière éloquente et articulée — que j'étais au beau milieu de quelque chose d'important. Quelque part, cette révolte répondait à des aspirations propres que je n'avais pas forcément identifiées. Et je crois que cela m'a donné cette capacité, quand j'entreprends quelque chose, de ne rien laisser m'en empêcher. Ça a nourri un tempérament qui était là, avec l'idée que toute chose était possible. La preuve : depuis 38 ans, les éditions Allia sont une maison totalement indépendante tant sur le plan intellectuel que financier, qui essaie d'innover de manière radicale dans différents domaines. Cela nous est naturel pour la bonne et simple raison qu'il nous est impossible de faire autrement.

Le fait que vous ayez approché les situationnistes — qui éditaient beaucoup de choses — a-t-il contribué plus directement à cette vocation éditoriale ?
Forcément, et ce d'autant plus qu'Allia a d'abord été créée pour publier, en 1985, un livre-monstre qu'il aurait été difficile de publier ailleurs : Documents relatifs à la fondation de l'Internationale Situationniste. S'il est vrai que tous ces textes ont joué un rôle important pour moi, ce qui perdure encore aujourd'hui dans le style de la maison, c'est leur état d'esprit : ce pas de côté par rapport à ce qui se fait. Nous montrons qu'il est possible de produire des idées et de la pensée, d'innover, en ramenant au centre du débat des choses qui étaient à la marge. Bien sûr il y a des choses qui ont vocation à rester à la marge mais il y en a d'autres auxquelles notre devoir nous commande de donner une visibilité plus large.

Ayant été un éditeur pirate, comme vous l'avez dit, et lorsque vous avez travaillé sur Documents relatifs à la fondation de l'Internationale Situationniste, vous vous êtes retrouvé plusieurs fois confronté à la question de la propriété intellectuelle, sur laquelle vous avez toujours été à contre-courant. Ce rapport à la propriété intellectuelle s'est-il imposé par nécessité ou via l'idéologie héritée des Situationnistes, farouchement opposés au copyright ?
D'abord, avec le temps, je me suis civilisé (rires). Dans ma jeunesse, j'ai voulu éditer Traité du Style d'Aragon avec cet état d'esprit : une œuvre n'appartient pas à son auteur mais à qui est en mesure de se l'approprier pour l'améliorer. Un peu dans la lignée de Lautréamont. Aragon, pour des raisons politiques, avait renié ce livre-là. À l'époque, je trouvais cela scandaleux : je considérais qu'Aragon pouvait très bien renier ce livre dont il était après tout l'auteur, mais pour moi ce n'était pas suffisant. Si je considère que Traité du Style est très important, eh bien je gifle Aragon, je m'accapare cette œuvre et je l'édite. Ce qui paraît impensable aujourd'hui, d'abord parce que c'est illégal. Quand j'ai fait le livre sur l'Internationale Situationniste, je pensais la même chose : à des gens si irrévérencieux on ne demande pas la permission ! J'ai ensuite passablement déchanté, parce qu'au-delà des positions des Situationnistes sur la question, il y a la réalité du droit, matérielle, financière, j'ai fini par le comprendre.

Aujourd'hui, indépendamment des questions légales, avez-vous toujours au fond de vous cette vision très libre de la propriété intellectuelle ou avez-vous mûri différemment ?
Je l'ai toujours (rires). Surtout au regard de l'évolution technologique. Bien sûr, je travaille avec des auteurs, des traducteurs avec lesquels nous signons des contrats, mais si vous prenez la situation des tuyaux de l'Internet, là où se trouvent les véritables pouvoirs, ces gens-là n'ont de cesse de fournir, en vrai et en faux, un maximum de données à tous leurs utilisateurs, au détriment du droit d'auteur. Il y a régulièrement des procès intentés par des journaux qui se font déposséder de leurs contenus balancés sur Internet. Demain, la totalité de notre catalogue pourrait être numérisé et diffusé de manière tout aussi sauvage. Allez donc rattraper ça ensuite. Ce problème va devenir récurrent et dépasse de loin ma modeste contribution sous forme d'édition pirate à mille exemplaires distribuée de manière artisanale dans les librairies à la fin des années 70 (rires). La différence d'échelle nous fait passer pour de gentils rêveurs d'il y a deux siècles. Il est amusant d'ailleurs de voir que ce qui relevait de la provocation, de la nécessité poétique, dans l'esprit de Lautréamont ou des Situationnistes, soit repris de manière systématique, très large et très violente.

Cela rejoint un peu la question, que vous évoquez parfois, de la récupération des idées transgressives, des slogans protestataires, par le capitalisme libéral...
Complètement, et il ne faut pas s'en formaliser. La récupération est inévitable car tout slogan qui peut paraître innovant à un moment de l'histoire est repris, s'institue et finit par être utilisé pour le contraire de ce qu'il voulait dire. On ne peut d'ailleurs pas faire l'économie de tenter de comprendre la part de faiblesse d'une pensée qui va permettre qu'elle soit reprise par la publicité ou des mouvements politiques qui n'ont plus rien à voir avec l'intention d'origine. Cette critique est nécessaire mais elle n'est pas toujours faite.

Chez Allia, vous ne publiez que des textes, contemporains ou pas, auxquels personne ne s'était intéressé avant vous ; des écrivains qui n'ont jamais publié ailleurs. Vous ne surenchérissez pas en cas de contre-proposition sur les droits d'un texte. C'est une manière d'éthique ?
Je ne sais pas comment nommer cela. Ce qui est sûr c'est que si mon intérêt est partagé par d'autres maisons, ça ne m'intéresse plus. Je cherche quelque chose qui soit positionné en avant de ce qui existe. Pour moi être dans le coup, c'est déjà être en retard.

On sent chez vous une manière de procéder qui se place davantage dans l'idée de faire vivre quelque chose plutôt que de faire survivre votre entreprise. Cette question du choix de la vie au détriment de la survie, on la retrouve chez Raoul Vaneigem, situationniste belge dont vous êtes proche [auteur du culte Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations en 1967], avec lequel vous avez publié un livre d'entretiens, Rien n'est fini, tout commence...
C'est exactement cela. Je suis toujours choqué quand une chose dans la vie existe autrement que pour une raison pareille. Pour moi, c'est le minimum et ce qui est frappant c'est que ce soit noté comme exceptionnel alors que ce devrait être le lot commun. Si la vie a un sens c'est d'abord de ne pas en faire n'importe quoi mais quelque chose qui nous porte, nous enrichit, nous épanouit. Pour cela, il faut être capable de don, de partage, d'élever le niveau. Si nous évoluons dans un monde tel que le nôtre, c'est bien sûr du fait d'une domination capitaliste, financière, mais chaque individu a sa part de responsabilité. C'est ce que nous tentons d'assumer chez Allia, quand bien même nous partageons une logique intrinsèque au monde de l'édition c'est une autre histoire qui se passe ici.

En 1998, vous entamez une collection musicale remarquée avec le Lipstick Traces de Greil Marcus, totem de la critique pop culturelle qui croise les Sex Pistols avec les lettristes, Dada et les situationnistes. Vous avez été ainsi le premier à traduire et publier presque tous les grands de l'âge d'or de la critique musicale anglo-américaine, comment y êtes-vous venu ?
Quelque chose s'est construit petit à petit. Le livre de Marcus m'intéressait par son approche des situationnistes et d'un certain nombre d'avant-gardes auxquelles je suis, vous l'avez compris, sensible. Or, quand je l'avais rencontré, il m'avait confié que le livre qui lui avait donné envie d'écrire sur la musique était A Wop Bop A Loo Bop A Lop Bam Boom de Nik Cohn. Je suis allé voir et voilà. Les choses se sont enchaînées de la même façon avec Jon Savage dont j'avais publié England's Dreaming, sur le punk, et dont nous publions un livre d'entretiens sur Joy Division, Le Reste n'était qu'obscurité. Jon m'avait signalé un livre sur la musique reggae : Bass Culture que nous avons publié. Ce ne sont pas des livres de saison mais des ouvrages conséquents, de référence, qui sont lus et qu'on réimprime régulièrement. S'il est vrai que nous avons publié l'écrasante majorité des grands noms de la rock critic anglo-américaine [également : Peter Guralnick, Nick Tosches, Legs McNeil, Simon Reynolds, NdlR] dans une maison d'édition plutôt modeste à l'époque, il faut surtout se poser la question de savoir pourquoi personne ne l'a fait avant nous. Tous les rock critics français connaissaient très bien ces livres-là, et personne ne s'est donné la peine de les faire connaître.

Quelques temps avant, au milieu des années 90, vous avez commencé à publier des auteurs de romans français contemporains comme Valérie Mréjen, Grégoire Bouillier, Hélène Frappat, qui ont été autant de révélations... Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
Il n'y avait aucun plan préétabli et je ne vais pas réécrire l'Histoire. Notre état d'esprit général a fait que la maison s'est construite comme elle s'est construite, au fil des ans. Si notre approche n'a pas changé, cet état d'esprit a évolué, simplement parce que nous sommes vivants. Nous avons développé des amitiés, des échanges avec des gens extrêmement divers et variés et des choses se sont ajoutées. Il fallait simplement que cela entre en résonnance avec ce qui existait déjà. Un livre d'un auteur vivant ou du passé qui paraît aujourd'hui chez nous dans quelque domaine que ce soit ne doit pas se sentir en mauvaise compagnie avec le reste des publications. En ce sens, Allia a cette originalité, à un moment où la chose n'existe quasiment plus, d'avoir constitué un catalogue. Un catalogue existe sur la durée et a une cohérence, un sens politique.

Il y a en effet chez Allia quelque chose qui relève du parcours initiatique. Avez-vous l'impression avec ce catalogue de tenir ce qui pourrait ressembler à une œuvre, votre œuvre ?
Forcément, à partir du moment où on constitue un catalogue de cette ampleur et de ce profil, on fait œuvre avec les œuvres des autres, elle devient personnelle. Ce n'est pas parce qu'un livre est bon que nous allons le publier, il faut qu'il apporte quelque chose qui se démarque un peu. Et l'ensemble véhicule davantage une politique éditoriale qu'une politique d'auteurs. C'est très simple : si demain je fais quelque chose avec vous, ce n'est pas la même chose que si je fais quelque chose avec quelqu'un d'autre.

Dialogue avec Gérard Berréby
À la Librairie Michel Descours le samedi 20 septembre à 17h
Vernissage de Livres Blessés à 18h30


À propos de Livres Blessés :

« Le projet est né d'un de ces moments où le hasard répond de manière objective à nos propres aspirations : j'ai découvert dans la cave d'un ami à Bruxelles, une bibliothèque de livres détruits par une inondation. J'ai senti que c'était quelque chose pour moi et j'ai ramené ça chez moi. En tant que fabriquant de livres, je trouvais intéressant d'être à la tête d'une bibliothèque de livres détruits. J'ai alors eu l'idée de les immortaliser dans leur état : une fois brossés, je les ai vernis pour les figer. Quelque chose de sombre et inquiétant, qui était amené à disparaître, se trouve retenu par une main humaine qui le sort de ce destin, le suspend dans un semblant de vie perpétuée en l'état de liquéfaction dans lequel il a été trouvé. Je présenterai chez Michel Descours une trentaine des 150 œuvres de cette série. »

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