article partenaire
Quand on arrive en livre !

Annexion

Par Charles Dantzig (France). Charles Dantzig est l’auteur de plusieurs essais et romans traduits dans le monde entier. Éditeur, il produit sur France Culture l’émission Secret professionnel et qu'il dirige la collection et la revue internationale "Le Courage" chez Grasset. Dans son dernier roman, il revient sur les manifestations de 2012-2013 contre le « mariage pour tous », construisant une galerie de personnages qui racontent l’amour au temps de la haine. Feu d’artifice combinant gaieté et violence, oscillant entre l’essai, le conte et le poème, ce texte érudit et politique, servi par une forme éclatée et fulgurante, dit toute notre époque.

La vie se cache à elle-même des choses que la fiction la force à regarder. D’où les irritations fréquentes des créatures de la vie (les personnes) contre les créatures de la fiction (les personnages) : « Ça n’est pas comme ça ! » Chaque fois qu’on l’entend, le roman incriminé est un grand roman. « La vie mondaine, ça n’est pas comme ça ! », pestaient les duchesses en refermant à la trentième page ce livre aux phrases longues comme un filet de lait dans du thé, et A la recherche du temps perdu a gagné contre elles ; Proust avait débusqué les hypocrisies de leur milieu. La récrimination contre l’irréalisme des romans semble un bon critère de leur génie.

C’est le pouvoir qui est en jeu, n’est-ce pas. Il prospère sur la dissimulation. La fiction la combat par l’annexion. Les meilleurs romans sont ceux qui annexent à la vie des territoires où elle laissait se produire des horreurs. Quand Tourgueniev, pour la première fois dans les Récits d’un chasseur (1847), a montré des serfs, les dames russes se sont exclamé : « Ah c’est donc ça, ces gens que nous avons sous les yeux tous les jours et ne voyons pas ! Comme ils ont l’air malheureux ! » Quand Dickens, pour la première fois dans Les Temps difficiles (1854), a mis un ouvrier dans un roman, la société a dû regarder les ouvriers et la façon dont elle les traitait. Quand les travestis ont été annexés par Genet dans Notre-Dame des fleurs (1948), cessant d’être des caricatures de chansons grivoises, ils ont été humainement considérés. La fiction annexe aussi les salauds, que la société ne veut pas plus regarder que les faibles. A côté de tous les lecteurs qui ont aimé l’Histoire de l’amour et de la haine à cause, mettons, du personnage de Ferdinand et de sa transformation tel un papillon, certains l’ont haï parce que, pour la première fois, j’annexais dans un roman le personnage de l’homophobe. Mon député Furnesse existe, il y en a des millions, hommes ou femmes, dans la vie. Ils y beuglent les saletés qu’il beugle dans mon roman, ils y susurrent les perfidies qu’il susurre. L’Histoire de l’amour et de la haine les donne à regarder, quand ils ne faisaient que passer devant nos yeux inattentifs. Grâce à ces lecteurs, j’ai appris ce que fait Quasimodo quand il se voit dans un miroir : ivre de rage, il twitte des menaces contre le miroitier. Trop tard ! L’homophobe est désormais annexé à la fiction, rien ne pourra faire qu’il n’y soit pas. C’est ce qui a fini d’enrager les enragés, n’est-ce pas. Un essai, on peut objecter, opposer des statistiques, oublier l’humain. Un roman cristallise mieux la mémoire des choses que dix livres d’histoire.

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X