Absence

Par Vincent Delecroix (France). Philosophe et écrivain, spécialiste de Soren Kierkegaard, Vincent Delecroix enseigne la philosophie de la religion. Il a reçu le Grand prix de l’Académie française pour Tombeau d’Achille, brillant essai interrogeant la manière dont un héros accompagne et fait grandir celui qui l’admire. L’auteur s’intéresse là non seulement aux origines mythiques d’Achille, mais retravaille également avec autant d’éloquence que de vivacité le motif de la perte qui traverse toute son oeuvre. Ces enjeux apparaissaient en effet déjà dans Ce qui est perdu (Gallimard, 2006) ou encore dans son traité de philosophie Le Deuil. Entre le chagrin et le néant (dialogue avec Philippe Forest, Philosophie Magazine éditions, 2015)

Je me souviens que, dans sa Métaphysique, Aristote définit la philosophie comme la science de l'être en tant qu'être. Mais que serait une science de ce qui n'est pas? Comment s'appellerait un discours sur ce qui n'est pas là, ce qui n'est plus ou ce qui n'est pas encore, sur ce qui dans le présent troue le présent et le hante, et qui, bien que n'étant pas, insiste quand même? Cela s'appellerait littérature. Et c'est justice: le langage, les mots, les symboles sont des êtres présents qui renvoient à des êtres absents. Et sans doute ne serait-ce pas une science. Vaine activité? Le monde est pourtant fait bien plus d'absence que de présence; et sa trame n'est pas si serrée qu'elle ne laisse des jours et des vides et nous respirons par ces interstices; et elle n'est pas si drue, cette trame, qu'elle ne mêle à ses fils les fils invisibles de ce qui nous manque, de ce que nous désirons, de ce qui fut perdu, de ce que nous avons été et de ce que nous aurions pu être, de ce qui n'a jamais été présent et de ce qui l'a été, auprès de nous, loin de nous, vers quoi nous tendons la main, sous quoi nous courbons la nuque. Qui vivrait sans désir et sans souvenir vivrait comme une brute, et ne vivrait pas. Autour de toute chose tremble un fragile halo d'absence, le présent lui-même en est, à chaque instant, dédoublé: saisir la plume, c'est le voir et l'invoquer. Je m'assois au bureau, délaissant la philosophie, je lève les yeux; quelque chose parle, qui n'est pas là, et palpite. Toujours, j'écrirai ce qui n'est pas là – c'est ma manière d'être présent.

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