Peur

Par Hélène Frappat (France). Après des études de philosophie à l’Ecole Normale Supérieure, Hélène Frappat se tourne vers la critique cinématographique puis dès 2004 elle se consacre à la fiction. Dans N’oublie pas de respirer, sans doute son livre le plus personnel, elle entraîne le lecteur en Corse, dans un monde sensible et odorant, où la sorcellerie fait loi. Dans une langue riche, poétique, qui laisse toute la place aux émotions et aux images puissantes qu’elles convoquent, elle retrouve la géographie des origines.

Pendant une année, qui a duré deux hivers, j’ai accompagné ma mère qui mourait à l’hôpital. Je voyais ma mère se laisser agripper aux branches griffues l’attirant vers le pays de son enfance, peuplé de forêts obscures et de fleuves sans fond. J’observais sa peur ; je sentais sa peur ; parfois je l’avalais, avant que sa peur même ne m’engloutisse. En passant la barrière de la gorge et des poumons, la peur crisse comme les graviers incolores de l’hôpital Tenon.

C’est une ancienne histoire, un récit d’appartenance. On appartient à la peur, qui ne nous appartient pas. « On », bête informe, ni homme ni femme, créature d’obéissance et de honte.

Abordant un territoire inconnu qu’elle confondait avec les légendes de terreur de son enfance, ma mère, littéralement, perdait pied ; ma main tendue sentait la sienne se dissoudre en ombres.

Dans ce voyage, la peur de ma mère chemine avec sa honte. Pour vaincre ce lugubre attelage, il faudrait non l’orgueil, ou le courage, la révolte, mais un rire humble, un oui cru, ironique.

A l’issue du deuxième hiver, je ne regardais plus sans peur la table minuscule sur laquelle le roman m’attendait. J’avais beau leur tourner le dos, deux enfants, sous mon carnet rouge, chuchotaient sur la rive du fleuve, de crainte que leurs voix trop fortes ne réveillent la bête informe, ni homme ni femme, capable de les effacer.

Et puis, une nuit, j’ai rêvé.

Dans le rêve, deux enfants jouent dans leur chambre. Derrière les fenêtres, un fleuve vert transporte une embarcation paisible. Quand la barque dépasse l’île au milieu du fleuve et disparaît derrière les arbres, les enfants quittent leur chambre.

Je me suis approchée de la table et j’ai ouvert le carnet rouge. J’ai parlé aux enfants qui m’attendaient. Je les ai rejoints près du fleuve. Ils faisaient fondre dans l’eau des créatures d’argile qui se sont dissoutes avec la peur, la honte, vers les fonds obscurs d’où les bêtes informes ne reviennent pas.

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