Par Nathalie Léger (France). Nathalie Léger dirige l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine. Commissaire d’expositions et auteure de divers essais, elle a publié en 2008 L’Exposition (P.O.L), sur la comtesse de Castiglione. Son dernier livre nous entraîne à la suite de Barbara Loden, actrice mystérieuse, réalisatrice inspirée d’un chef-d’œuvre du cinéma : Wanda (1970). A travers le parcours de cette femme blessée, Nathalie Léger interroge le pouvoir de l’écriture romanesque, construisant en même temps un jeu de pistes identitaire qui interroge son propre parcours.
Et sans savoir pourquoi, je pense à Lobo Antunes : « Quand je commence, je suis aussi pauvre qu’un homme mort. » Là, tout s’apaise, les intentions, les dilemmes, les coups lexicaux à trois bandes. Dans la pauvreté d’un commencement, un mot alors se détache et tombe : déchirant. Il est sans force prosodique et sans vraie beauté euphonique, mais il mobilise immédiatement ce que je cherche. Le mot contient en lui tous les sanglots, mais il ne s’y noie pas, il n’est pas sentimental, il se dresse hors du monument carnassier de l’existence, hors de la généralité, et détient dans son perpétuel présent grammatical la souffrance de Blanche de Mortsauf, le regard de ce déporté qui aide à refermer la porte du wagon sur lui, le silence de Lord Jim, le geste immortel de l’instituteur raconté par Imre Kertész, Prouhèze se séparant de Rodrigue, le jour où Gretta appris la mort de Michel Furey, l’ingénieur Manfredi face à la Gestapo, les retrouvailles de Jacques Austerlitz avec son passé (« Jacquot, oui, Jacquot, est-ce que c’est vraiment toi ? ») ou les mots rompus de Mallarmé pleurant la mort de son fils. Tout ce qui déchire l’âme et le cœur, dit le dictionnaire, tout ce qui suscite, en dehors de toute prédication moralisante, autrement qu’un coup de dés, la pensée.
