Par Eiríkur Örn Norðdahl (Islande). Poète membre de l’avant-garde islandaise, traducteur et romancier, Eiríkur Örn Norðdahl se propose, avec Illska, de confronter ses compatriotes à une image objective du rôle de l’Islande pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’aux répercussions de l’Histoire sur son présent. Un triangle amoureux donne le cadre dans lequel l’écrivain explore, d’une plume étonnante, avec un humour confinant parfois au cynisme, des thèmes comme le néonazisme ou le traumatisme de la Shoah.
Voir ne se résume pas à uniquement à traiter la lumière pour la transformer en information. Le Talmud affirme que vous ne voyez pas le monde tel qu'il est, mais plutôt tel que vous êtes. Ainsi, il n'existe aucune vision qui soit impartiale, pas plus qu'il n'existe de vision qui fasse abstraction des idées que nous avons de nous-mêmes et du monde qui nous entoure.
La question se pose de savoir quel est notre véritable nous. Sommes-nous celui que nous pensons être ou plutôt celui qu'autrui voit en nous ? C'est là un point important, car nos identités se fondent sur la notion de consentement. Vous ne pouvez être ni gentil ni charpentier sans l'approbation, sans l'acquiescement de votre environnement. Si les gens vous perçoivent comme maladroit dans le travail du bois ou malveillant envers votre prochain, vos déclarations quant à votre maîtrise du métier de charpentier ou à votre gentillesse n'y changeront rien.
Pas plus que vous ne pouvez revendiquer une qualité si vous ne considérez pas la posséder - pour être gentil, vous devez vous percevoir vous-même comme quelqu'un de gentil.
Les choses deviennent encore plus complexes et confuses quand vous comprenez que ce cycle du "voir" et de "l'être vu" ne s'arrête pas là - peut-être n'êtes-vous pas la personne que vous considérez être, ni celle que les autres voient en vous, peut-être croyez-vous être ce qu'autrui pense que vous êtes, ou même ce qu'il pense que vous croyez qu'il pense que vous croyez être. Et ainsi de suite. Or si une des composantes de cette chaîne vient à se rompre ou à faire défaut - si à un moment précis de ce cycle sans fin, vous-même ou l'un de ceux qui vous voient - perdez la foi en la vérité perçue vous concernant, vous courez le risque de cesser d'exister complètement.
En d'autres termes, vous risquez de devenir soit aveugle soit invisible (en fonction du point de vue adopté).
Traduction : Eric Boury
Version originale
Seeing
Seeing is only partly the processing of light into information. The Talmud states that you do not see the world as it is, you see the world as you are. Thereby there is no impartial seeing, nor is there seeing which does not take into account the ideas you have of yourself and of the world surrounding you.
It was once asked what is your true self. Whether you are the person you think you are or the person others think you are. And this is important, because our identities are based on consent. You can neither be kind nor a carpenter without the approval of the world surrounding you. If people see you as clumsy with wood or unkind to people, your statements of kindness and carpentry account for nothing.
Nor can you be any particular thing if you don’t see yourself as being it – to be kind, you must see yourself as kind.
This gets even more confusing and complicated when you realize that the cycle of seeing and being seen does not stop there – you may not be the person you see yourself as being, nor the person others see you as being, you may be what you believe that others believe you are, or what they believe you believe they believe you believe you are. Etc etc. And if only one of those components breaks down – if at some point in the endless cycle, you or someone who sees you – loses faith in the perceived truth about you, you may cease to exist altogether.
That is to say, you may either go blind or turn invisible (depending on your perspective).
