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AB-SURDUS. Jeanne au bûcher mis en scène par Roméo Castellucci.

Jusqu'au 3 février 2017 l'Opéra de Lyon présente Jeanne au bûcher, oratio avec musique d'Honegger et livret de Claudel, le tout réactualisé par la mise en scène de Roméo Castellucci.

L’opéra peut-il libérer Jeanne de l’image mythique que l’histoire lui a attribuée ? Jeanne d’Arc est incontournable dans la vie de chaque français. Etudiée dès l’école, chaque enfant se voit graver - dans sa mémoire individuelle mais surtout dans la mémoire collective - l’histoire fabuleuse de la Pucelle d’Orléans, cette femme légendaire au courage infini, cette révoltée et fervente croyante, fidèle à Charles VII mais surtout fidèle à Dieu.

Lorsqu’Ida Rubinstein, célèbre mécène de la première moitié du XXème siècle, demande à Paul Claudel de lui confectionner un livret d’opéra, celui-ci n’est pas particulièrement transporté par l’idée. Toutefois celle-ci fait son chemin dans son esprit jusqu’à donner naissance à une Jeanne sur mesure pour Ida Rubinstein qui incarne le rôle principal à l’opéra bien qu’elle ne soit pas chanteuse. La Jeanne qui voit le jour n’est pas commune. Délaissant l’aspect « mythologique », Claudel laisse place à une femme seule, abandonnée au pied du bûcher et qui, dans un regard rétrospectif, voit défiler devant elle sa vie, depuis Domrémy, village de son enfance, jusqu’à l’odieux procès qui lui a coûté la vie. Tour de force de la part de Claudel qui redonne à Jeanne toute son humanité, son innocence et sa voix justement en la privant du chant. Cet opéra, né oratorio, marque de façon symbolique l’impossibilité de Jeanne à se faire entendre, la crise du sens de ce personnage qui, quoi qu’il dise, n’est jamais compris par ses bourreaux. C’est un livret brillant qui montre par la gestation d’un drame en exposant la situation finale dès le début de l’œuvre.

Quant à Honegger, compositeur de l’opéra, il reste tout au long de la conception musicale à l’écoute des remarques de Paul Claudel. Il met au monde une partition pleine de ténèbres et de douleurs, entrecoupées par des épisodes plus légers, doux souvenirs d’enfance de Jeanne. Les chœurs de femmes et les chœurs d’hommes, les chœurs d’enfants et les sentences latines, les voix du jugement et les voix des cloches s’empressent autour de la Pucelle dans une cacophonie déstabilisante, dans une opposition intermittente, marques de l’incertitude de la jeune femme et de sa jeunesse sacrifiée à un roi qui n’hésite pas à l’abandonner à son sort. On ne peut dès lors que voir une harmonie admirable entre le livret et la partition qui tous deux tendent à donner une force non pas mythique mais aussi vacillante que pure à Jeanne.

Quand Roméo Castellucci pousse la porte de la « maison »[1] de Claudel et d’Honegger il y voit des fantômes, les revenants d’un passé masqué et surtout l’ombre d’une femme qui bien que sans visage est présente dans l’imaginaire de tous. Il travaille dès lors à la désacralisation de ce personnage devenu emblème historique pour lui redonner le visage d’une victime, d’une femme dévastée, à la limite de la psychose. La première pierre à faire tomber du mur d’histoire qui emprisonne Jeanne est celle de l’école, lieu de transmission de ce mythe. La pièce commence dans une salle de classe des années 50, salle dans laquelle on est tenté de rechercher Jeanne. Pourtant tout le monde sort pour la récréation et Jeanne n’est pas là. Le silence s’empare de la scène, silence aussi long que douloureux. Le doute s’installe. C’est un des talents du metteur en scène : déstabiliser le spectateur, l’amener à repositionner son regard sur un art dès le début d’une représentation. L’effet est considérable. Un concierge arrive dans la salle et déménage tout, bazarde toutes les tables et chaises, déconstruisant métaphoriquement tout l’imaginaire qui consacre Jeanne comme icône. Quelle surprise lorsque cet homme, à la voix rauque, commence à se déshabiller et laisse apparaitre un corps nu, celui d’une femme, d’une femme maigre et fragile, aux longs cheveux noirs, au regard désemparé et à la voix enfantine.

Audrey Bonnet endosse ce rôle complexe de façon surprenante. Son corps est torturé pendant toute la représentation : happé par de longues toiles, soulevé du sol, recouvert d’un manteau, enfariné de pureté virginale, peint de la folie des hommes et peut-être de Jeanne elle-même, inondé d’un baptême oscillant entre la révélation divine et la torture des bourreaux… En bref, c’est un corps maltraité et mis à l’épreuve tout comme l’esprit de la jeune femme. Bercée des souvenirs plus ou moins lointains d’une époque victorieuse ou tout du moins d’un temps d’insouciance, des tableaux à résonnance tragique se dressent : celui de Jeanne à cheval, brandissant l’épée de « Charles Martel », ou encore de Jeanne creusant sa propre tombe, tombe dans laquelle se trouvait l’épée elle-même.

Jeanne semble être la seule voix réelle de la pièce. Frère Dominique, second protagoniste de l’intrigue est relégué au second plan, dans un couloir d’école, tapant à la porte de Jeanne mais ne réussissant jamais à communiquer réellement avec elle. Sous une figure autoritaire, il apparait en costume trois pièces, directeur d’école tentant de ramener Jeanne à la raison. C’est un nouvel échec de la parole. Quant à toutes les autres voix, habituellement présentes sur scène, Castellucci décide d’en faire des voix lointaines, presque d’outre-tombe. Ainsi, les chœurs siègent dans l’amphithéâtre de l’Opéra et les chants ne sont retransmis que par le biais de haut-parleurs. Les mots prennent toute leur force non dans leur sens mais dans leur tonalité, dans l’émotion qu’ils suscitent. Dès lors la lumière semble prendre plus d’espace que la parole, aspect surprenant à l’opéra, pour guider notre regard sur le corps de Jeanne, pour nous amener à pénétrer dans son intériorité, dans son esprit.

Ainsi, dans une mise en scène atemporelle par l’intériorité explorée, Jeanne au bûcher de Castellucci semble être le tableau de la crise du sens. Crise du sens pour la jeune femme qui croit être sauvée jusqu’au bout, qui ne comprend pas que pour devenir la Jeanne, elle doit perdre la vie. Crise du langage également avec une impossibilité à communiquer des personnages. Castellucci montre donc dans cette œuvre l’absurdité du monde, absurdité dans le sens du manque de sens, des crises humaines mais également dans le sens étymologique d’ab-surdus qui est l’impossibilité à entendre, à écouter, à comprendre. Le personnage de Jeanne est seul et meurt seul, face à ses idéaux fanés qui pourtant seront les seuls à traverser l’histoire pour devenir un mythe.


[1] Expression de Roméo Castellucci lui-même, utilisée lors de la rencontre du mardi 17 janvier 2017, à l’Opéra de Lyon.

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