There will be blood

Attention, chef-d’œuvre ! Cette fresque nihiliste sur la quête de l’or noir par un entrepreneur sans scrupule au début du XXe siècle confirme que Paul Thomas Anderson est un cinéaste majeur, et Daniel Day Lewis un acteur époustouflant. Christophe Chabert

Seul, le visage noirci, la barbe en bataille, reclus dans une mine dont il creuse la roche. À la recherche de quoi ? Or ? Charbon ? Pétrole ? Oui, c’est ça, du pétrole, qu’il découvre au prix d’une jambe cassée qui le laissera boiteux toute sa vie.

Investissement initial pour lancer une entreprise juteuse : des puits, des tours de forage, un pipeline… Daniel Plainview a la soif de l’or noir. Qui est cet homme ? D’où vient-il ? Et comment en est-il venu à nourrir cette obsession-là, source d’une fortune colossale et d’une solitude toute aussi gigantesque ? Paul Thomas Anderson refuse de répondre et filme son héros comme un Adam du capitalisme, le temps d’un premier quart d’heure sans aucun dialogue, juste une suite d’ellipses portées par une musique abstraite (signée Jonny Greenwood, guitariste de Radiohead) qui ne sont pas sans évoquer le début de 2001, l’odyssée de l’espace. L’ombre de Kubrick, référence écrasante mais relevée haut les gants par le réalisateur de Magnolia, ressurgira deux heures plus tard, lors de la conclusion hallucinante de ce chef-d’œuvre qu’est There will be blood.

1902, odyssée de l’or noir

Plainview est donc cet homme sorti de nulle part mais tendu vers un objectif inflexible qui ne peut souffrir d’aucune hésitation, n’être entravé par aucun scrupule : acheter, creuser, exploiter, relier puis vendre au plus offrant. Mais sa vie n’est pas aussi linéaire que son business plan : il a adopté, en 1902, le bébé de son associé tué lors d’un forage ; sept ans plus tard, l’enfant est devenu la mascotte de l’entreprise, gage de respectabilité dans une société patriarcale attachée à l’idée de famille. Cette entreprise croise aussi la route d’Eli Sunday, prédicateur illuminé qui compte bien profiter de la fortune de Plainview pour bâtir son «église de la troisième révélation». Pendant la première heure du film, son charisme, son désir d’ériger un empire à visage humain et sa faconde pour convaincre ses interlocuteurs de lui laisser le champ libre, font de Plainview un séduisant monstre de cynisme.

Il faut dire que Daniel Day Lewis lui donne une dimension impressionnante, jouant à la perfection toutes les émotions, feintes ou réelles, de son personnage. Lors de la scène clé du derrick en feu, l’acteur fait de Plainview un christ impie et orgueilleux, sacrifiant tout sur l’autel de l’argent et du pouvoir.
Scène clé car elle marque un tournant dans le film : au cynisme succède la misanthropie ; et le calcul habile se mue en destruction impitoyable des obstacles. La mise en scène souveraine de Paul Thomas Anderson ne fléchit pas face à ce virage : elle mettra du temps à accompagner le personnage dans sa chute, gardant le cap de la fresque mais se refusant à tout lyrisme pour mieux dessiner, en une suite de plans séquences magistralement chorégraphiés, l’enfermement progressif et volontaire de Plainview dans une tour d’ivoire cruelle.

Le Dieu dollar

Ce qui apparaît au fur et à mesure de There will be blood, c’est une réflexion très noire sur les deux fondements de l’Amérique, antagonistes mais finalement indissociables : l’argent et la religion.
Le capitaliste athée qu’est Plainview se heurte au faux prophète manipulateur qu’est Eli Sunday dans un duel d’abord feutré, puis à ciel ouvert, faisant des victimes collatérales de chaque côté (ouvriers sacrifiés et fidèles spoliés). Chacun se nourrit du sang versé par l’autre (explication possible d’un titre énigmatique) ou, pour reprendre une métaphore du film, boit son milk-shake avec une paille géante et invisible.
Cela conduit à deux séquences jumelles où tous deux doivent renier leurs convictions respectives au nom du profit, tel le vagabond dans le Don Juan de Molière. De la part d’Anderson, dont on avait soupçonné le catholicisme latent au moment de Magnolia, cette charge brutale et sans appel contre le charlatanisme religieux est une vraie surprise.

Mais elle n’est pas la seule ! Dans son dernier tiers, There will be blood quitte les grands espaces pour se replier vers le Xanadu claustrophobe et délavé de Plainview. C’est là, dans cette demeure où règne la logique mégalomane de son propriétaire, que défileront tous les personnages du drame, pour un ultime face à face avec l’égoïsme dévastateur d’un homme qui ne cache plus sa nature d’ogre flamboyant.

Un héros américain

Un ogre, certes, mais ce que montre There will be blood, c’est surtout l’avènement d’un authentique héros de cinéma, bousculant les catégories morales convenues, imposant ses propres valeurs au spectateur, fasciné et révulsé.

Plainview est un héros au sens le plus originel du terme : un homme que rien n’arrête, qui se bat contre les pesanteurs du monde et finit par lui dicter sa loi. Ce héros-là, incarnation du dernier pionnier américain, c’est aussi le mythe fertile d’où jaillissent tous les mensonges et toute la grandeur du pays qu’il contribue à édifier. Il ne s’agit pas pour Anderson de condamner son personnage — il n’arrive même pas à le châtier pour ses crimes — mais de le creuser de l’intérieur jusqu’à exhumer ses racines morales.

Et c’est une généalogie des origines de l’Amérique qui en sort, comme Kubrick, dans Orange mécanique puis dans Barry Lindon, l’avait fait en autopsiant des prototypes d’aristocrates. Par cette fenêtre inattendue, le spectre du grand Stanley revient hanter There will be blood : derrière la fresque flamboyante et nihiliste, se cache un film abstrait et passionnant, un grand spectacle personnel et ambitieux comme on n’en voit peu, trop peu, sur les écrans.

There will be blood de Paul Thomas Anderson (ÉU, 2h35) avec Daniel Day Lewis, Paul Dano…

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