L'Étrange histoire de Benjamin Button

Avec "L’Étrange histoire de Benjamin Button", David Fincher confirme le virage «classique» amorcé avec "Zodiac". Derrière le beau catalogue d’images numériques et les grands sentiments, le film surprend par son obsession à raconter le temps qui passe et la mort au travail. Christophe Chabert

Ne nous leurrons pas : beaucoup verront Benjamin Button pour ce qu’il est principalement, à savoir un film «comme on n’en fait plus», une fresque majestueuse et romanesque qui accompagne le destin extraordinaire d’un personnage hors du commun. Benjamin Button est né vieux et frippé, et son corps va se transformer à rebours de la flèche du temps. Il grandit certes, mais il rajeunit aussi. Le vieillard paraplégique devient un sexagénaire encore vert, puis un quadra charmant, et enfin un jeune homme irrésistible. Conçu en Louisiane après la première guerre mondiale, Benjamin n’est plus qu’un long souvenir inscrit dans un carnet intime lorsque l’ouragan Katrina dévaste la région, engloutissant l’horloge forgée par un artisan aveugle qui a choisi de la faire tourner à l’envers, révolté par la mort de son fils au front. Entre les deux s’intercale son histoire d’amour avec Daisy, qui voit son corps se flétrir jusqu’à n’être plus qu’une trace livide, dévorée par le cancer sur un lit d’hôpital. Le beau livre d’images maniaquement composées par David Fincher n’a donc paradoxalement qu’un objectif : percer le lissé numérique et l’enchantement suranné par un regard sans concession sur les ravages du temps. Avec en ligne de mire l’envie de voyager à travers un cinéma centenaire.

La peau et les eaux

Benjamin Button ne porte que peu d’attention aux corps sains ; sur sa fin, les exploits amoureux du héros devenu flamboyant teenager sont expédiés en quelques ellipses, et son «enfance» se fait dans une pension au milieu d’autres vieillards, havre de paix vers lequel il retourne pour mieux constater que l’on n'en ressort que d’une seule manière : les pieds devant. La mort est omniprésente dans le film, non pas pour exalter la vie ou conjurer la fatalité, mais comme mélodie d’une esthétique des traces tangibles déposées par le temps sur la chair. La peau est une histoire, et cette histoire est affaire d’images : un marin exprime sa nature d’artiste frustré en se tatouant le corps, finalement percé par les balles d’un navire de guerre ; un vieil homme évoque les sept fois où il fut frappé par la foudre en autant de courts films muets ; la femme magnifique qui séduisait Benjamin en Russie réapparaît dans des actualités télévisées, sexagénaire en maillot de bain défiant ses limites en traversant la Manche à la nage, comme un pied de nez à son prestige fané ; sans oublier la dernière nuit d’amour entre Benjamin et Daisy où, en se rhabillant, elle dévoile ses formes devenues disgracieuses, à l’étroit dans ses sous-vêtements. Le duel que Fincher orchestre entre la beauté de ses cadres et cette «mort au travail» (c’est ainsi que Cocteau définissait le cinéma) est bien le sujet caché et passionnant du film. Mais c’est un duel surface contre surface, comme si elle seule était capable d’exprimer une profondeur.

Disparition

Dans Zodiac, David Fincher utilisait la technologie la plus contemporaine pour recréer le cinéma des années 70. Ici, ce sont les années 60 qui forment son point de fuite esthétique, les films de David Lean notamment. Mais Benjamin Button, comme Zodiac, contourne cette nostalgie en y introduisant des personnages malades venus du cinéma contemporain : au journaliste rongé par l’alcool, tueur sans visage et dessinateur insensible au passage des années du film précédent succède ce couple composé d’une danseuse mutilée et d’un homme au corps désynchronisé (deux grands acteurs, signalons-le ici : Brad Pitt et Cate Blanchett). Ce virage classique désormais entériné, le cinéaste apparaît non pas comme le révolutionnaire que Seven et Fight club laissaient présager, mais plutôt comme un manieur de paradoxes féconds. L’académisme qui alourdit Benjamin Button et provoque à la vision un certain ennui est repoussé après la projection par cette gangrène mélancolique, quête métaphysique et esthétique dans le même mouvement : qu’est-ce qui survit dans cet inéluctable processus de dégradation ? Les êtres ou leur représentation ? La trop grande santé du film ne dissimule pas ce virus implacable qui le ronge : que l’on revienne à l’origine ou que l’on aille vers le néant, tout doit disparaître.

L’Étrange histoire de Benjamin Button
De David Fincher (ÉU, 2h44) avec Brad Pitt, Cate Blanchett…

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 3 janvier 2017 Un quart de siècle déjà qu’il retourne les perspectives cinématographiques, prend du champ avec les codes et donne de la profondeur aux grands genres. David (...)
Lundi 13 octobre 2014 La saga Alien proposée pendant toute une nuit à la Halle Tony Garnier est non seulement l’occasion de revoir une des franchises les plus stimulantes du cinéma de SF américain, mais aussi la possibilité de constater les premiers pas de quatre...
Mardi 7 octobre 2014 Film à double sinon triple fond, "Gone Girl" déborde le thriller attendu pour se transformer en une charge satirique et très noire contre le mariage et permet à David Fincher de compléter une trilogie sur les rapports homme / femme après "The Social...
Jeudi 14 novembre 2013 "L'affaire du Dahlia Noir", c'est l'histoire d'un meurtre non élucidé, celui d'une jeune femme de vingt-deux ans à la chevelure florale, Elizabeth Ann (...)
Mardi 12 novembre 2013 La rencontre entre Cormac McCarthy et le vétéran Ridley Scott produit une hydre à deux têtes pas loin du ratage total, n’était l’absolue sincérité d’un projet qui tourne le dos, pour le meilleur et pour le pire, à toutes les conventions...
Mardi 17 septembre 2013 Aussi surprenant que "Match point" en son temps dans l’œuvre de Woody Allen, "Blue Jasmine" est le portrait cruel, léger en surface et tragique dans ses profondeurs, d’une femme sous influence, une Cate Blanchett géniale et transfigurée. Christophe...
Mercredi 4 septembre 2013 On croyait Eric Powell du genre à ne fréquenter que des conventions de nerds casse-bonbons. On se trompait : le créateur du Goon, personnage parmi les plus cultes de la BD américaine contemporaine, est attendu cette semaine à la librairie Comics...
Vendredi 28 juin 2013 De Marc Forster (ÉU, 1h56) avec Brad Pitt, Mireille Enos…
Mercredi 28 novembre 2012 Exemple parfait d’une commande détournée en objet conceptuel, le nouveau film d’Andrew Dominik transforme un thriller mafieux en métaphore sur la crise financière américaine. Christophe Chabert
Jeudi 12 janvier 2012 Livre / Le titre du court essai (93 pages) de Guillaume Orignac en dit déjà long sur sa thèse : David Fincher ou l’heure numérique. Pas «à» l’heure numérique, (...)
Mercredi 11 janvier 2012 Avec cette version frénétique du best-seller de Stieg Larsson, David Fincher réussit un thriller parfait, trépidant et stylisé, et poursuit son exploration d’un monde en mutation, où la civilisation de l’image numérique se heurte à celle du...
Vendredi 8 octobre 2010 Analyse / Vilipendé à la sortie de Fight club, David Fincher est dix ans plus tard acclamé pour les mêmes raisons : sa capacité à créer des héros ambivalents synchrones avec l’ère numérique. Christophe Chabert
Jeudi 9 juillet 2009 Fidèle à lui-même et pas à la caricature qu’on veut donner de son cinéma, Quentin Tarantino enthousiasme avec cette comédie de guerre dont l’enjeu souterrain est de repenser l’Histoire récente à partir de ses représentations...
Mardi 27 janvier 2009 Portrait / David Fincher, réalisateur de Benjamin Button, adopte de plus en plus le «Eastwood style» face aux journalistes, résumable par : je fais ce que j’ai à faire. Christophe Chabert
Mercredi 3 décembre 2008 Après la claque "No country for old men", les frères Coen allaient-ils se reposer sur leurs lauriers ? Pas du tout… Cet habile détournement des codes du film d’espionnage offre la conclusion rêvée à leur “trilogie de la bêtise“ après "O’Brother" et...
Mercredi 5 décembre 2007 I'm not there : le titre d'une chanson de Dylan, mais aussi le premier rébus d'un film à clé particulièrement bien verrouillé... I'm not her, I'm not he, I'm (...)
Mercredi 30 mai 2007 Avec "Zodiac", qui retrace l'enquête pour démasquer, sans succès, un tueur en série mythique des années 70, David Fincher élargit l'horizon de son cinéma et signe un film dont la maîtrise souveraine cache des montagnes de doutes. Christophe Chabert

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X