A serious man

Sous des allures modestes de comédie noire, les frères Coen signent leur film le plus personnel, où leur maîtrise ahurissante interroge le hasard et l’absurdité de l’existence. Christophe Chabert

C’est quoi, "A serious man" ? Une comédie juive ? Un drame de l’absurde ? Une fable philosophique ? Tout cela, en vérité… En tout cas, c’est un nouveau palier pour les frères Coen qui, depuis leur retour fracassant avec No country for old men, semblent redéfinir film après film les contours de leur cinéma. Pourtant, A serious man ressemble à une œuvre modeste : des inconnus au générique, un argument assez banal (dans les années 60, un père de famille juif subit une série d’événements qui vont l’emmener au bord du gouffre) et aucun morceau de bravoure au milieu de sa petite musique. La scène la plus spectaculaire est d’ailleurs son prégénérique : un conte yiddish où un homme, mort trois ans avant, revient manger une soupe chez un couple dont la femme finira par le poignarder, persuadée d’avoir affaire à un démon. Un conte à la conclusion incertaine : erreur tragique ou véritable fantôme ? Le principe d’incertitude, c’est justement ce qu’enseigne l’anti-héros du film, Larry Gopnik. Pour rendre concrète l’équation de Schrödinger, il utilise une petite fable : celle d’un chat dont on ne peut savoir s’il est mort ou vivant. Plus tard, alors qu’il ne sait plus comment gérer de front son divorce, les menaces d’un étudiant coréen, les intrusions territoriales de son voisin redneck, les délits de son frère malade et de graves difficultés financières, il se rend chez un rabbin pour y trouver conseil. Il lui raconte alors l’histoire des «dents du goy» ; une histoire qui, elle non plus, n’a pas de conclusion…

Histoires sans fins

On l’aura compris, les Coen utilisent le parcours de leur personnage comme une spirale renvoyant en son centre à l’idée, omniprésente dans leur œuvre, d’un Dieu absent laissant l’homme seul face à l’absurde. La force de A serious man tient à ce que les frères cinéastes déploient cette interrogation dans une forme qui, elle, ne laisse absolument aucune place au hasard. Cadres, mouvements, dialogues, bande-son (exceptionnelle) : tout est ici d’une perfection sidérante. Mais cette maîtrise accentue la sensation d’inquiétante étrangeté qui s’en dégage. Cette science du détail drôle ou bizarre (une femme bronze nue derrière des palissades, un jeune rabbin est obsédé par les places de parking, un avocat mutique est terrassé par une attaque cardiaque) crée un véritable vertige à l’écran. Le spectateur est lui aussi mis dans une position d’incertitude face aux événements, riant face à la tragédie d’un «homme sérieux» assailli par la culpabilité d’avoir mal agi. Culpabilité sans fondement ? Dans un geste d’un culot absolu qui donne au film toute sa dimension, les Coen laissent à leur tour leur fable en suspens. Incertaine, indécidable ; essentielle !

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