Enter the void

Sept ans après "Irréversible", Gaspar Noé revient avec un film trip, une expérience sensorielle mais aussi un geste de cinéma fort qui révèle le visage le plus sentimental de son auteur derrière un solide sens du spectacle. Christophe Chabert

C’est la nuit à Tokyo ; Oskar regarde depuis le balcon de son appartement désordonné la ville éclairée par les néons fluorescents. Puis, il bourre sa pipe de dope et se laisse aller à un trip abstrait, rêverie interrompue par la sonnerie de son portable. Caméra subjective, voix-off : Gaspar Noé nous fait entrer dans la tête d’Oskar, un adolescent d’aujourd’hui à peine plus paumé qu’un autre. Il sera rejoint par sa sœur Linda, qui gagne sa vie comme strip-teaseuse dans un club tenu par son amant, puis par Alex, sorte de Carlos Castaneda cockney. Sur le chemin qui les emmène dans un bar nommé The Void, Alex explique à Oskar les principes du Livre des morts tibétains : l’âme erre hors du corps, revoit les événements de son passé, avant de chercher un autre corps où elle pourra se réincarner. Plus qu’un cours de philosophie pour adolescents mystiques et enfumés, cette dissertation vaut surtout comme mode d’emploi esthétique du film à venir. Noé va d’abord recréer la brève existence d’Oskar avec comme centre traumatique le brutal accident de voiture qui coûta la vie à ses parents, avant d’envoyer sa caméra dans les airs, passant d’un personnage à l’autre avec des ellipses énormes.

L’être et le néon

Cette plasticité du temps et de l’espace est évidemment une des grandes qualités d’Enter the void. Gaspar Noé y fait preuve non seulement de virtuosité, mais aussi d’audace : prolongeant sur deux heures trente le fantasme à la base d’Irréversible, celui d’un plan unique où les séquences s’imbriqueraient les unes dans les autres par des transitions invisibles, il crée à l’écran une sensation d’apesanteur provoquant une perte de repères que seuls les frères Wachowski avaient réussi à produire dans leur expérimental Speed racer. Mais cet exercice formel n’a rien de vain, car il s’accompagne d’une poussée romanesque inédite dans le cinéma de Noé : chaque partie possède sa propre temporalité et son propre mode de narration, temps réel, flashbacks hélicoïdaux ou blocs de récit reliés entre eux par des travellings vertigineux. Le film converge vers une séquence grandiose, celle du Love hotel, où la tentation pornographique du cinéaste se transforme en chant d’amour physique. Sa caméra, qui s’infiltre partout, ira jusqu’à filmer un coït de l’intérieur — l’idée est séduisante, sa réalisation plutôt ratée, et il serait dommage de réduire le film à ce détail comme certains critiques le firent à Cannes. Enter the void est donc un film d’amour et de tendresse, tordant le cou aux idées reçues sur le cinéma de Noé : il faut voir avec quelle douceur il filme les relations entre Oskar et Linda, notamment ce moment magnifique où ils se retrouvent tous deux dans un magasin de luminaires, papillons de nuit soudain happés par les lumières artificielles qui leur brûlent les ailes plus sûrement que les drogues qu’ils consomment. La splendide Paz de la Huerta est pour beaucoup dans cette sensualité débridée qui irrigue chaque image et leur donne une chair que le cinéaste n’avait qu’effleurée dans la dernière partie d’Irréversible.

L’éden perdu de l’enfance

Cette soif conjointe d’expérimentation visuelle, de récit gigogne et d’attention à ses personnages trouve son point nodal dans l’obsession du film à retomber en enfance. Plus qu’un décor cinégénique, Tokyo est pour Noé une ville-jouet qu’il prend plaisir à transformer en maquette et qu’il survole avec une caméra ressemblant à un cadeau sophistiqué manié par un gamin surdoué. Pour Oskar et Linda, l’enfance est un paradis perdu qu’ils remplacent par des paradis artificiels ; et l’hypothèse de la réincarnation est démentie dans le film par l’image d’une re-naissance. Enter the void remplace les cris de rage et de colère des précédents Noé par une quête du cri primal, la sexualité violente par le retour au sein maternel. La sophistication plastique du film pourrait entrer en conflit avec cette naïveté du propos ; mais, au contraire, on a l’impression d’une confession de la part d’un cinéaste qui abandonnerait son envie de provoquer le spectateur pour l’entraîner dans un luna park où ce sont autant les sensations que les sentiments qui sont exacerbées. Enter the void est certes un formidable spectacle cinématographique, une expérience autant physique qu’esthétique ; mais c’est aussi un film lumineux à tous les sens du terme, une œuvre contemporaine aux émotions intemporelles.

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 15 octobre 2019 En guise d’amuse-rétines nocturne, Gaspar Noé a composé un appétissant sandwich cinématographique qui devrait teinter d’une belle couleur rubis les rêves de ses spectatrices et spectateurs. Estomacs délicats et autres ténias, passez votre chemin.
Mercredi 19 septembre 2018 Le réveillon d’un corps de ballet vire inexplicablement en orgie hallucinatoire et sanglante, rythmée par le tempo du DJ. Après Love, Gaspar Noé signe un nouveau film de beat ; un cocktail de survival et de transe écarlate soignant au passage la...
Mercredi 15 juillet 2015 Le souvenir d’une histoire d’amour racontée par ses étapes sexuelles : Gaspar Noé se met autant à nu que ses comédiens dans ce film unique, fulgurant et bouleversant. Christophe Chabert
Dimanche 24 mai 2015 "Youth" de Paolo Sorrentino. "The Assassin" de Hou Hsiao-Hsien. "Mountains May Depart" de Jia Zhang-ke. "Dheepan" de Jacques Audiard. "Love" de Gaspar Noé.
Dimanche 8 février 2015 « Ixcanul » de Jayro Bustamente. « Journal d’une femme de chambre » de Benoît Jacquot. « Victoria » de Sebastian Schipper. « Une jeunesse allemande » de Jean-Gabriel Périot.
Jeudi 29 mars 2012 Il est sûr que si Régis Jauffret était tombé sur une projection de Schizophrenia, il aurait immédiatement versé le film dans le dossier à charge qu’il mène contre (...)
Vendredi 18 juin 2010 Une fête du cinéma sans pop-corn ni cola, c’est possible ! Ce n’est peut-être pas la fête, mais au moins, c’est du cinéma ! CC
Jeudi 29 avril 2010 Zoom / Depuis les années trente, le 7e art entretient un rapport équivoque avec la drogue, dans une relation mélangeant malgré elle attraction et répulsion. (...)
Mercredi 28 avril 2010 Entretien avec Gaspar Noé, réalisateur de "Enter the void" Propos recueillis par Christophe Chabert
Mercredi 24 mars 2010 Cinéma / Pour sa troisième édition, L’Étrange festival frappe très fort et s’impose comme un rendez-vous incontournable pour tous les cinéphiles, et pas seulement les amateurs de curiosités bis. Christophe Chabert
Mercredi 25 novembre 2009 Caprice arty ou suicide commercial, le nouveau Jim Jarmusch laisse tomber intrigue et enjeux pour une narration poétique faite d’associations libres, de temps suspendu et d’espaces désertés. Difficile donc, mais pas sans charme. Christophe Chabert
Lundi 25 mai 2009 Le jury du festival 2009 a décerné sa Palme d’or au Ruban blanc de Michael Haneke, un des films les plus forts d’une sélection de très haut niveau. Le reste du palmarès, à quelques bizarreries et absents près, est du même tonneau. Christophe Chabert

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X