Blog : Cannes, jour 2 : Une certaine idée de la politique

"Draquila" de Sabrina Guzzanti. "The Housemaid" de Im Sang-Soo. "L’Étrange cas Angelica" de Manoel de Oliveira. CC

 Après un oubliable film chinois en compétition, "Chongking Blues", les choses se sont accélérés sur la Croisette avec la présentation en séance spéciale sous haute tension (après protestation officielle de l’État italien) du documentaire choc de Sabina Guzzanti "Draquila", qui revient sur le tremblement de terre de L’Aquila, et sur son instrumentalisation par le pouvoir berlusconien. Guzzanti est une sorte de Michael Moore italienne, qui avait déjà frappé dans Viva Zapatero !. Virée de la télévision publique pour avoir ouvertement critiqué le président du Conseil, elle a développé une rancune tenace qu’elle pratique désormais sur grand écran. Draquila commence comme ça : une charge satirique contre Berlusconi, trop content de trouver dans ce tremblement de terre l’occasion de redorer un blason médiatique terni par les scandales sexuels et judiciaires. Il se rend 25 fois sur les lieux, promet monts et merveilles aux sinistrés, organise des téléthons géants qu’il anime lui-même… C’est ridicule bien sûr, mais jusqu’ici le film ne dépasse pas la moquerie façon Karl Zéro, avec une Guzzanti se grimant en Berlusconi pour aller ricaner sur son dos dans les rues de L’Aquila. Draquila prend ensuite une tournure autrement plus passionnante, et ce pour une raison simple : Guzzanti découvre au cours de son enquête une réalité qu’elle n’avait pas imaginée, et qu’elle n’a qu’à enregistrer dans toute sa violence.
Le vrai scandale tient dans le rôle terrifiant joué par la Protection civile, tenue d’une main de fer par un proche de Berlusconi, et qui va non seulement permettre de lancer un vaste chantier immobilier jusqu’ici interdit par le statut de ville d’art de L’Aquila, mais aussi s’octroyer les pleins pouvoirs pour régir le camp de tentes qui accueillent les sinistrés. On découvre alors un prototype de totalitarisme appliqué à une micro-société : réduction au silence des autorités locales, négation des droits civiques des habitants, interdiction de quitter le camp au règlement interne draconien… L’incrédulité du spectateur est aussi celle de la réalisatrice, qui s’efface devant son sujet, jusqu’à réapparaître de la plus belle des manières : elle finit par filmer les habitants relogés dans des maisons neuves qui ressemblent à des prisons luxueuses, où tout leur est offert mais où ils n’osent plus vivre de peur d’endommager ce cadeau du Prince. Ce final orwellien est effrayant, d’autant plus que Guzzanti regarde l’heureuse tristesse de ces rescapés comme si elle filmait les astronautes de "2001" : perdus dans un espace froid, enfermés dans des cadres où la liberté (le hors-champ) a été banni par un «fascisme de la merde».

Ce film très fort a trouvé plus tard dans la journée un beau prolongement avec l’excellent The Housemaid du Sud-coréen Im Sang-Soo, troisième film en compétition et déjà candidat sérieux pour le palmarès. Sang-Soo a toujours fait un cinéma politique, jusqu’au scandale de President’s last bang, qui avait été sérieusement inquiété par la censure de son pays. Ici, il fait le remake d’un mélodrame célèbre des années 60 ; mais le mélo n’est pas l’affaire de ce cinéaste pour qui la vie est une farce tragique que l’on doit moquer et craindre dans le même mouvement. Une jeune fille est embauchée comme femme de ménage dans la maison d’un couple de grands bourgeois pendant la grossesse de la mère. Le cinéaste regarde ce monde croulant conjointement sous l’argent et la cruauté comme un piège dont on peine à savoir où il commence et où il s’arrête. Chaque personnage est à la fois faible et puissant, manipulateur et manipulé, poursuivant un dessein cynique et se faisant berner par la méchanceté qui les entoure. La folie gagne progressivement ce microcosme, de la grand-mère vengeresse à la gouvernante frustrée, du mari macho à l’épouse superficielle. Au milieu, la femme de ménage est la victime désignée de tous les désirs morbides de ce monde putride, mais sa naïveté et son entêtement sont aussi, pour Im Sang-Soo, une des causes de sa perte. La puissance du film tient beaucoup à l’incroyable talent visuel du cinéaste, qu’il filme une scène de sexe en gros plans charnels ou qu’il travaille l’espace comme un reflet des distances sociales incomblables entre les personnages.

Enfin, à 102 ans, Manoel de Oliveira est monté, en pleine forme, sur la scène de la Salle Debussy pour présenter L’Étrange cas Angelica, son nouveau film poétique, attachant, plutôt drôle, très ésotérique et un peu chiant quand même. Dans cette histoire effectivement étrange d’un photographe obsédé par le cliché d’une jeune fille morte au point de la voir revenir en fantôme dans ses rêves, on entend parler de pétrole, de crise mondiale, et l’on filme le travail des derniers paysans aux bords du Douro… Comme si le doyen du cinéma avait encore des choses à dire sur le monde d’aujourd’hui, et les laissait filtrer sans commentaire dans son œuvre délicieusement intemporelle. Lui aussi, à sa manière, fait du cinéma politique…

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