Blog : Cannes jour 9 : Mon oncle de Thaïlande

Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul. Fair game de Doug Liman. Route Irish de Ken Loach.

 C'est donc dans la dernière ligne droite du festival que Thierry Frémaux avait caché les meilleurs films de la compétition. Une manière de tester l'endurance du cinéphile, lui faire d'abord traverser une rivière de boue avant de le récompenser par de beaux trésors justifiant enfin de passer dix à douze heures par jour dans les salles obscures. Après le choc Poetry hier, c'est donc l'étonnant Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul qui a offert un film magnifique, un enchantement de cinéma qui, malgré les ronchonnements qui ne manqueront pas sur son compte, devrait trouver sa juste place au palmarès dimanche soir. Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures est à la fois un conte pour enfants, un film trip et une comédie bizarre ; en tout cas, un geste de cinéma d'une grande force, d'autant plus surprenant qu'il vient d'un metteur en scène inscrivant son œuvre dans le réseau de l’art contemporain au sens large. Depuis Tropical malady, Weerasethakul a fait un pas vers le spectateur, faisant entrer l'humour et la fantaisie dans son cinéma, au départ très arty. Si Oncle Boonmee reste un film contemplatif, qui prend son temps pour poser ses séquences et faire sentir la beauté du vivant, jamais le cinéaste ne se regarde filmer ou ne tombe dans la complaisance esthétique. Dans la jungle, un propriétaire terrien se meurt lentement d'une maladie des reins aux côtés de sa belle-sœur et de son neveu. Lors d'un repas nocturne, le fantôme de son épouse et son fils disparu, qui revient couvert de poils noirs façon singe humain, s’invitent à leur table. Commence alors un fabuleux rêve éveillé, à moins que la réalité à laquelle Weerasethakul cherche à accéder ne soit, selon la formule d’Edgar Poe, qu’«un rêve à l’intérieur d’un rêve». Le film se peuple de récits mystérieux, comme celui d’une princesse vieillissante qui s’accouple dans un fleuve magique avec un poisson-chat qui parle. Malgré ce côté gigogne, l’histoire avance jusqu’à sa double acmé, une visite en apesanteur dans une grotte et une scène dans une chambre d’hôtel où, soudain, un des personnages se dédouble et se contemple lui-même. Est-ce qu’on peut aimer un film sans le comprendre vraiment ? Est-ce qu’on peut suivre un cinéaste sur la seule foi de la sidération provoquée par ses visions réalisées sur l’écran ? Face à Oncle Boonmee, on répond deux fois par l’affirmative. Car Weerasethakul déploie une générosité extraordinaire dans sa façon d’empoigner la matière cinématographique. En témoigne cette scène démente où Boonmee raconte un voyage dans le futur pendant que sur l’écran défile une série de photos où des enfants armés sympathisent avec un homme dans un costume de singe. On l’a dit, l’humour est omniprésent dans le film, un humour tordu, parfois très noir (on entend ainsi un des meilleurs dialogues du festival : «Ce qui m’arrive, c’est parce que j’ai tué des communistes. — Oui, mais tu l’as fait avec de bonnes intentions.») mais qui permet une superbe boucle entre la trivialité et le lyrisme, entre la vie terrestre et l’échappée belle vers le fantastique. Grand film, assurément. L’autre grande affaire de cette journée, outre la plantade absolue d’un de nos cinéastes fétiches, Lodge Kerrigan (Rebecca H, présenté à Un certain regard, est un caprice d’artiste d’une cuistrerie sans limite), c’était le double programme «Guerre en Irak» en compétition officielle. D’abord Fair Game de Doug Liman, qui relate l’histoire vraie de Valerie Plame, agent de la CIA ayant participé à l’enquête sur les armes de destruction massive irakiennes, et qui s’est vu proprement balancer par le redoutable Karl Rove quand son mari, l’ancien sénateur Joe Wilson, a décidé de révéler les mensonges de l’administration Bush sur la question. À part la double prestation très convaincante de Naomi Watts et Sean Penn, Fair game est une nouvelle preuve de la lourdeur des cinéastes américains quand ils s’aventurent dans des fictions progressistes. Le film surjoue l’indignation à tous les étages, et le scénario, même s’il est signé Jez Butterworth, le meilleur auteur dramatique anglais d’aujourd’hui, est au-delà du démonstratif. Quant à Liman, il filme tout cela comme s’il mettait en scène un nouveau blockbuster d’action, avec une caméra qui bouge dans tous les sens et un montage hystérique et épuisant. Plus intéressant, le Route Irish de Ken Loach démarre pourtant assez mal. Fergus apprend la mort en Irak de son frère de sang. Il s’enfonce d’abord dans la culpabilité avant de se persuader que ce décès n’est pas accidentel, mais probablement commandité par une coalition militaro-industrielle suite à une bavure commise par un chien de guerre. Pendant une heure, Route Irish progresse laborieusement, les révélations se faisant uniquement au téléphone, sur internet ou sur skype ; l’autre problème étant que les personnages mettent des plombes à comprendre ce que le spectateur pige quasiment dès le début. Cette première partie emmerdante ne se distingue que par une froideur nouvelle dans la mise en scène : avec ses cadres implacables et sa lumière froide, le génial chef opérateur Chris Menges confère au film une atmosphère mortifère et inquiète qui prendra tout son sens par la suite. Car Fergus se commue en vengeur implacable, tortionnaire sûr de son bon droit retrouvant ses réflexes de soldat tel un John Rambo contemporain. Loach appuie là où ça fait mal : il ne dénonce pas un fait-divers, mais élargit l’horizon de son film aux aberrations guerrières et à ses suppôts psychopathes. Le cinéaste anglais est alors à son meilleur, quand il explore les zones d’ombre d’une classe populaire déglinguée par les décisions arbitraires de ses gouvernants. Route Irish n’est pas un film de guerre, c’est un vigilante-movie tragique et désespéré, sans doute le film le plus noir tourné par Loach ces dernières années.

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