Kubrick, un oeil sur le monde

Cinéma / La rétrospective intégrale de l’œuvre de Stanley Kubrick à l’Institut Lumière permet de mesurer à quel point ses films ont su incarner un extrême du cinéma : celui d’un artiste qui utilisait son outil pour magnifier et penser le monde. Christophe Chabert

Douze ans après sa disparition, Stanley Kubrick est à nouveau au centre de la cinéphilie française. La restauration numérique d’une partie de son œuvre, une activité éditoriale conséquente — dont le beau livre paru chez Taschen autour de Napoléon, grand projet dont Kubrick voulait faire le point d’orgue de son œuvre et qu’il ne tournera pas, faute de feu vert financier de la part des studios — et une exposition couronnée d’un succès sans précédent à la Cinémathèque française… Kubrick est partout, au risque d’une certaine muséification de son œuvre, pourtant toujours incroyablement vivante, sinon d’une forme de nostalgie pour un cinéaste «démiurge» qui imposait ses vues en dehors de toute logique commerciale et rêvait que le cinéma soit un art total, synthétisant et dépassant tous les autres. L’attente fébrile de chacune de ses œuvres à partir de Barry Lindon et les déceptions relatives qu’elles ont entraînées à leur sortie prouvent que le culte autour de Kubrick était, avant sa mort, paradoxal, comme si on lui demandait de porter sur ses seules épaules l’avenir de tout un art. Mission impossible que le maître finira par saborder ; son dernier film, Eyes wide shut,  est le récit intime d’un couple qui se défait quand le mari découvre que le désir de sa femme est libre tandis que le sien n’est que la reproduction timorée de ses fantasmes adolescents. La longueur du film et son caractère monumental ne travestissent pas le projet profond de Kubrick : après avoir exploré le monde, son passé, son présent et son futur, il retourne la caméra vers lui-même et filme ce qui se passe dans sa chambre à coucher.

Un fabricant d’icônes

Partons de ce dernier film, si énigmatique, si troublant. La semaine dernière sortait sur les écrans Bon à tirer, dernier-né des frères Farrelly, qui raconte absolument la même chose sur le ton de la comédie potache. La référence est sans doute inconsciente, mais elle montre une chose : dans son désir de se renouveler à chaque nouvel opus, Kubrick faisait tranquillement le tour des possibles cinématographiques, sans pour autant fermer aucune porte. Quand Full metal jacket sort en 1987, après le Platoon d’Oliver Stone, on pense que le cinéaste va livrer le film définitif sur la guerre du Vietnam. Mais sa vision est si personnelle, si abstraite, si peu encline à filmer les lieux communs du genre, que Full metal jacket apparaît plutôt comme une nouvelle voie pour le cinéma de guerre en général. On y voit le double mouvement sensible dans tout son travail : une pensée philosophique qui se traduirait par l’invention d’images iconiques, un mélange inhabituel entre la réflexion et l’action, entre le spectacle et les idées. Si Shining est un prototype du film d’horreur contemporain auquel beaucoup de cinéastes aiment à se mesurer, sa singularité réside dans le fait que Kubrick y invente tout de A à Z (y compris techniquement, comme ce fut le cas dans la plupart de ses films à partir de 2001) tout en respectant soigneusement les codes du genre. Shining est un film d’horreur et un film de Kubrick, une œuvre d’auteur bâtie sur un territoire cinématographique d’ordinaire considéré comme vulgaire ou commercial. Il en est de même pour Barry Lindon : impossible de ne pas voir à chaque plan l’œil de Kubrick réduire à néant l’académisme du film en costumes, tout en poussant l’art de la reconstitution historique à des degrés de véracité rarement atteints.

Un aristocrate

Si 2001, odyssée de l’espace est le monument indépassable de Kubrick, son film suivant, Orange mécanique, est celui qui forme son point le plus obsédant. Et si l’œil de Kubrick semble moins perspicace pour envisager le futur qu’il ne l’était dans 2001, c’est qu’il n’y parle pas de l’avenir, mais bien du présent. Revoir Orange mécanique, ce portrait d’un aristocrate castré par une société démocratique où conservateurs et progressistes font une alliance de circonstance pour mettre hors d’état de nuire cet individu libre et souverain, donc gênant pour leur ordre social, c’est se confronter à notre propre monde contemporain, à son hypocrisie, à son puritanisme et à ses normes morales et intellectuelles. Avant Tom Cruise dans Eyes wide shut, aucun personnage n’aura autant ressemblé au cinéaste qu’Alex. Son triomphe final, à rebours des fins pessimistes de ses autres films, préfigure l’honneur avec lequel Kubrick est traité aujourd’hui : un cinéaste naturellement au-dessus du lot.


Intégrale Stanley Kubrick
À l’Institut Lumière jusqu’au 5 juin

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