Lumière 2011, jour 1 : Les enragés

Falbalas de Jacques Becker. L'Assassin d'Elio Petri. The Plague dogs de Martin Rosen.

La vocation du cinéphile est chose complexe. C’est ce qu’on se disait en rentrant chez nous après une première journée bien remplie au festival Lumière. Débutée par une rencontre passionnante avec Ned Price, responsable du mastering à la Warner, venu présenter la restauration colossale (un an et demi de travail) de "Ben Hur" à UGC Ciné Cité ce mercredi soir, elle s’est poursuivie avec trois films présentés par des personnalités fort différentes : un couturier, un responsable de cinémathèque et un cinéaste. Quatre manières de regarder le cinéma : technique pour Price, qui se définit dans son métier comme «agnostique», c’est-à-dire œuvrant à la préservation d’un catalogue sans porter de jugement de valeur sur les films qu’il restaure ; intime pour Jean-Paul Gauthier, qui expliqua à quel point "Falbalas" de Jacques Becker avait forgé sa détermination à travailler dans la haute-couture, et même impacter sur sa personnalité et sa manière de parler (effectivement, le parallèle entre les intonations de Raymond Roulleau dans le film et celles de Gauthier sont troublantes) ; professionnel pour Alberto Barbera, directeur de la cinémathèque de Turin, à l’origine de la restauration de "L’Assassin" d’Elio Petri ; nostalgique et fougueuse pour Roger Avary, qui se souvenait avec ironie et émotion de l’époque où le cinéma américain a basculé, à la sortie de "ET", balayant la curiosité des spectateurs et leur envie de cinéma différent. Cette passion pouvait d’ailleurs s’avérer assez traître. En effet, aucun des trois films cités n’était tout à fait à la hauteur des éloges faites en ouverture de séance. Disons aussi que Falbalas était présenté dans une copie soi-disant restaurée, ce qui relève au mieux de la bonne blague, au pire de l’escroquerie pure et simple. Le master source craque de partout, le son est parfois inaudible et l’affaire a été numérisée à la va-comme-je-te-pousse si bien que le grain de l’image se mélange à des petits tas de pixels disgracieux. On verra ce que donnent les autres Becker, mais là, c’est du travail de cochon ! Pas évident du coup d’apprécier la mise en scène de Becker, qui est de toute évidence ce qui permet au film de résister aux assauts des années. Car le mélodrame initial a tout de même un peu vieilli, avec ses renversements sentimentaux parfois inexplicables, ses personnages secondaires peu crédibles et ses acteurs encore marqués par un jeu théâtral (à l’exception, flamboyante, du couple Raymond Roulleau - Micheline Presle). C’est donc la mise en scène de Becker qui impressionne le plus : un moment de vertige affectif rythmé par une interminable partie de ping-pong, un instant de séduction qui se transforme en minute de cruauté dans le décor naturel du jardin des Tuileries ; et l’extraordinaire folie finale, digne de Ophüls, où le récit se boucle sur lui-même comme on coud une étoffe qui enserre un corps et le sublime en même temps. L’Assassin, deuxième film d’Elio Petri, raconte le cauchemar éveillé d’un usurier sans scrupule (Marcello Mastroianni) qui va passer 24 heures entre les mains de policiers l’accusant d’avoir assassiné sa maîtresse (encore Micheline Presle, mais 20 ans plus tard !). Petri, moins frontalement que dans ses grands films ultérieurs, fait une double critique de la bourgeoisie arriviste et de l’État italien. La construction narrative permet ce subtil dos-à-dos : à chaque «preuve» avancée par le commissaire répond en flashback une culpabilité plus intime du héros. Le film toutefois n’échappe pas à son côté mécanique et au didactisme qui est celui du cinéma de Petri, qu’il brisera ensuite par la force de ces mises en scène, toutes de dissonances et d’éclats, de rage et de désespoir. Ici, elle est encore timide, mais déjà inspirée : Petri sait inscrire une séquence dans un décor infiniment précis et détaillé, souvent fascinant, que ce soit une simple cellule ou un hôtel de luxe en bord de mer. Il capte l’action par une caméra sans arrêt en mouvement, des angles de vue inattendus et un sens impressionnant de la lumière et des focales. Enfin, The Plague dogs, inédit signé Martin Rosen, dont Roger Avary expliqua un peu qui il est (il fut l’agent de cinéastes à Hollywood, notamment, hasard étonnant, de Milos Forman, avant de se lancer dans la production puis, par hasard, dans la réalisation), est un dessin animé en forme de conte philosophique où des chiens, victimes d’expérimentations scientifiques, s’évadent et tentent de survivre dans un monde hostile, entre retour à l’état de nature et recherche d’un éden impossible. Le début, très sombre, très marquant, adopte un rythme d’une tristesse infinie, et laisse beaucoup d’horizons ouverts, notamment par l’absence de figures humaines, réduites à des silhouettes et à des voix-off. Les deux chiens, en revanche, acquièrent instantanément une bouleversante humanité, notamment le plus jeune des deux, qui vit dans la culpabilité permanente suite à la mort de son maître. Le film illustre ensuite littéralement le dicton «Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage», et manque un peu d’aspérités pour tenir la longueur. Il s’agit cependant d’une vraie bizarrerie : quelque chose comme le trait d’union entre Don Bluth ("Brisby et le secret de Nimh", tourné presque en même temps, et qui lui ressemble un peu) et Ralph Bakshi ("Fritz the cat"), entre un cinéma d’animation pour adultes et une fable pour enfants, à la condition express que leurs parents ne les aient pas pasteurisés afin de les maintenir à l’état de légume jusqu’à leur quinze ans.

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