Cannes 2015, jour 3. Au coeur de l'irrationnel

"Le Fils de Saul" de László Nemes. "L’Homme irrationnel" de Woody Allen. "The Lobster" de Yorgos Lanthimos.

Appliquant la règle berlinoise dite de l’embargo jusqu’à la projection officielle d’un film, on se laisse parfois 24 heures — un luxe ! avant de causer de la compétition, ce qui fait qu’à l’heure où vous découvrirez ces lignes, vous saurez déjà en allant fureter sur les réseaux sociaux qu’une bronca spectaculaire s’est levée sur The Sea of trees, le nouveau Gus Van Sant. Pour savoir ce que l’on en a pensé, patience jusqu’à demain, donc.

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Le Fils de Saul / Le Fils de l’homme

On a aussi attendu pour dire à quel point Le Fils de Saul, premier long-métrage du Hongrois László Nemes, fut le grand choc de ce début de festival — en espérant que ce ne soit pas le seul. S’il y a une raison d’endurer le cirque cannois, c’est bien pour se retrouver nez à nez avec des œuvres pareilles, surgies de nulle part mais, une fois la projection terminée, inscrites de manière indélébile dans notre mémoire. On pourrait penser que cela tient exclusivement au sujet du film : la description d’un camp d’extermination nazi à travers les yeux de Saul, un membre du Sonderkommando, ces prisonniers chargés de participer à la solution finale en conduisant les juifs dans les chambres à gaz avant de faire disparaître les corps. Évidemment, cela participe à la puissance du film ; mais c’est avant tout le geste cinématographique de Nemes qui propulse Le Fils de Saul très très haut, et en fait une expérience absolument inoubliable.

Dès la première séquence, le cinéaste pose son parti pris : la caméra est littéralement amarrée au personnage, accompagnant ses faits et gestes tout en laissant l’horreur se dérouler dans le flou des arrières plans et la violence de la bande-son. Nemes ne prend pas de gants : dans les dix premières minutes, on assiste donc au déshabillage des détenus, à leur entrée dans les chambres à gaz puis au «nettoyage» des cadavres avant de les emmener dans les fours crématoires. Rude entrée en matière, certes, mais que le choix d’une mise en scène immersive accentue et tempère dans un mouvement contradictoire d’une force extraordinaire.

Au cœur de l’enfer se produit un miracle : seul parmi les morts, un enfant a survécu. Pas pour longtemps, car un médecin nazi vient immédiatement lui porter le coup de grâce, avant d’ordonner son autopsie. Mais pour Saul, c’est un signe de Dieu et une forme de prise de conscience qui va virer à l’obsession. Il prétend que l’enfant est son fils et fera tout pour récupérer sa dépouille et lui offrir des funérailles et une sépulture. Il doit donc trouver un rabbin qui acceptera de dire le kaddish avant de procéder à son inhumation. Le parcours de Saul est alors une véritable traversée de l’horreur, révélant sans jamais quitter des yeux son objectif la mécanique qui consiste à effacer toute trace des juifs exterminés.

Impossible de ne pas penser, jusque dans le titre, aux Fils de l’homme d’Alfonso Cuarón en voyant Le Fils de Saul. Par ses plans-séquences ultra-réalistes et en même temps extrêmement sophistiqués, ce mélange de chaos et de contrôle, Nemes plonge le spectateur au cœur du génocide, sans sombrer ni dans la complaisance, ni dans le systématisme. Les moments où la caméra abandonne Saul, aussi furtifs que décisifs, sont toujours des étapes dans son chemin vers le salut ; c’est l’affirmation conjointe du point de vue du cinéaste et de la conscience de son personnage, dont l’opacité des motifs — on ne saura jamais si cet enfant est vraiment son fils ou s’il cherche juste à se faire non plus l’instrument du mal, mais de la justice, en préservant la mémoire de celui qui ne voulait pas mourir — reste entière jusque dans l’épilogue, absolument magnifique.

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