"Orpheline" : critique et entretien avec Arnaud des Pallières

Orpheline
De Arnaud des Pallières (Fr, 1h51) avec Adèle Haenel, Adèle Exarchopoulos...

De l’enfance à l’âge adulte, le portrait chinois d’une femme jamais identique et cependant toujours la même, d’un traumatisme initial à un déchirement volontaire. Une œuvre d’amour, de vengeance et d’injustices servie par un quatuor de comédiennes renversantes.

Enseignante et enceinte, Renée reçoit la visite surprise dans sa classe de la belle Tara, fantôme d’autrefois. Peu après, la police l’arrête, dévoilant devant son époux médusé sa réelle identité, Sandra. Elle qui avait voulu oublier son passé, se le reprend en pleine face : sa jeunesse délinquante, son adolescence perturbée, jusqu’à un drame fondateur. Comme vivre après ça ?

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Il faut rendre grâce à Arnaud des Pallières d’avoir osé confier à trois actrices aux physionomies différentes le soin d’incarner les avatars successifs d’un unique personnage. Ce parti-pris n’a rien d’un gadget publicitaire ni d’une coquetterie, puisqu’il sert pleinement un propos narratif : montrer qu’une existence est un fil discontinu, obtenu par la réalisation de plusieurs “moi” juxtaposés. À chaque étape, chaque métamorphose en somme, Kiki-Karine-Sandra abandonne un peu d’elle-même, une exuvie la rendant orpheline de son identité passée et l’obligeant à accomplir le deuil de sa propre personne pour évoluer, grandir, s’améliorer. Ce qui n’est pas le cas de son vénéneux génie, l’immarcescible Tara, qui revêt les traits de Gemma Arterton.

Brelan de dames

La construction par flashbacks, allers-retours et emboîtements, si elle renvoie au polar du fait des mystères de l’intrigue, évoque également un effeuillage psychologique : par ce film, nous creusons afin de trouver l’identité première de Renée et comprendre ce qui l’a chamboulée. Un traumatisme initial, une culpabilité enfermée (à plus d’un titre) qui scelle le début de ses douleurs, de ses erreurs — le début, car malgré toutes ses tentatives pour rectifier le tir, le fatum ne cessera de poursuivre Renée.

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On a salué d’entrée l’inspiration du cinéaste ; mais que serait Orpheline sans ses interprètes, choisies parmi la quintessence de la jeune garde du cinéma français, qui ont accepté d’être “plus petites” que leur personnage en acceptant de se le partager, comme jadis Carole Bouquet et Angela Molina dans Cet obscur objet du désir (1977) de Buñuel. Des Pallières est sans doute allé à la facilité en distribuant à Adèle Haenel le visage de la gravité et à Adèle Exarchopoulos celui de la voleuse aux amours saphiques — comme un air de déjà-vu —, mais en ajoutant à son équation Solène Rigot, il a complexifié le portrait de son héroïne. Et nous a fait nous attacher à elle.


Entretien avec le réalisateur Arnaud des Pallières

Quatre ans après Michael Kohlhaas, Arnaud des Pallières traite toujours de l’injustice, en épousant à nouveau le regard d’une victime combative — qui se trouve être ici une femme. Toute ressemblance avec une personne existante n’est pas fortuite…

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D’où provient cette construction fragmentaire ?
Arnaud des Pallières : Tout commence avec Christelle Berthevas, la coscénariste avec qui j’avais écrit Michael Kohlhaas, mon précédent film. Elle m’avait raconté son histoire par fragments, de son enfance à ses vingt ans. Je lui ai demandé si elle était d’accord pour qu’on le transforme en un film, en jetant la matière comme elle lui venait. Très tôt en amont, j’ai eu l’intuition que ce film devait respecter cette forme fragmentaire : les différentes parties, sans raconter forcément ce qui se déroule entre elles, et diffracter le personnage en quatre actrices. Christelle a accepté, bien que cela court-circuite un projet d’écriture romanesque qu’elle avait.

Quand avez-vous réussi à vous approprier son histoire ?
Le geste le plus ancien dont je me souvienne est intervenu à la fin de la coécriture du scénario, lorsque j’ai rédigé la note d’intention, où je spécifiais que le film devait épouser le point de vue du personnage principal et le tenir de façon extrêmement rigoureuse. C’est-à-dire respecter de vraies contraintes techniques, d’objectif, de placement de caméra et de mise en scène extrêmement contraignantes pour les comédiens : à aucun moment, le film n’en voit ou n’en sait plus que le personnage.

Dès lors, je me suis un peu pris pour ce personnage. En travaillant avec les actrices, j’ai traversé tout le tournage dans sa peau. Ce n’est pas vraiment une appropriation, plutôt le contraire : une possession. Je me suis laissé envahir par ce personnage que j’admire et que j’aime afin de pouvoir le représenter le plus justement possible, sans le dominer en tant qu’homme et metteur en scène. J’en suis ressorti au moment du montage pour redevenir qui je suis.

Le montage correspond-il à un exorcisme après cette possession ?
Non, c’est une mise à distance. Je suis revenu à ma place. D’abord, les actrices n’étaient plus là, et tout d’un coup je voyais ce qu’on avait fait. Il fallait que j’objective pour le film, et ce que l’on ressent avec les actrices pour qu’il devienne partageable par tout le monde. On fait un artisanat pour que vous, le public, puissiez le ressentir.

Pourquoi ce titre au singulier ? Vous est-il venu l’idée de le mettre au pluriel pour rendre compte de la pluralité de la personnalité de l’héroïne ?
Non, au contraire, comme il s’agit d’une personne. Le titre est venu de Christelle Berthevas, il m’a convaincu parce que c’était un singulier, il fallait affirmer qu’il s’agissait d’une seule personne. J’aime beaucoup les titres qui tiennent en un mot. “Orpheline”, c’est un mot fort et je trouvais assez beau que ce soit une chose qu’elle dise d’elle-même à un moment : « j’ai pas de mère, pas de père. » C’était une fiction, mais c’est sa fiction. Et puisqu’elle dit d’elle-même qu’elle est orpheline, le film le donne comme une vérité.

Ce titre prend peu à peu une autre dimension…
Un bon titre est un titre qui dialogue avec n’importe quel endroit du film. C’est toujours très compliqué d’en trouver un. L’idée c’est qu’il fasse aussi lien entre tous les aspects du film. Ça n’est pas rationnel, le rapport que l’on a avec un titre. Après, je pense qu’il parle différemment avec chaque spectateur en fonction du film que chaque spectateur a vu…

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