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Lettre de Cannes #5

Festival de Cannes 2017 / Ou comment on prend un aller simple de la Black Lodge à l'Hôpital du Vinatier

Cher PB,

laisse-moi te raconter une scène vue sur la Croisette, qui illustre à mon sens la folie qui gagne le festival, et peut-être plus que ça, le pays tout entier – à moins que ce ne soit le micro-climat du sud, mais je ne mange pas de ce pain-là. En plein carrefour, un type se fait renverser en scooter par une voiture. Rien de bien grave a priori, car le propriétaire du deux roues, assez vénér’, est déjà en train de tambouriner contre la vitre de l’automobiliste en le traitant de… Bon, pas besoin de te faire un dessin ou d’aligner des grossièretés. Un des mille policiers aux abords du Palais vient alors se mêler à l’affaire pour calmer le différend. Et là, sidération totale, l’homme au scooter s’adresse au représentant des forces de l’ordre – note l’expression – et lui demande s’il a le droit de « frapper » le mec dans la voiture. Sérieusement. Même pas pour rire. Gloups !

De folie, il fût question ces derniers jours dans les films de Cannes, alors que la compétition touchait à sa fin avec les films de François Ozon – rires – de Fatih Akin – argh – et de Lynne Ramsay – tout à l’heure. D’abord avec ce qui restera comme le choc ultime du festival : les deux premiers épisodes de Twin Peaks, retour inespéré d’un David Lynch qui a mis sa race à tout le monde, profitant d’une fenêtre créative – la réactivation d’une série culte vingt-cinq ans après – pour faire modestement tout péter. Alors que Netflix singe maladroitement le format long métrage de fiction pour en faire des capsules Nespresso à usage unique ; tandis que Jane Campion s’embourbe dans les pires travers des séries télé contemporaines avec une inutile deuxième saison de Top of the lake, Lynch choisit simplement de faire son métier d’artiste, et d’innover, encore et toujours, à 71 ans passés.

Après l’ouragan hirsute et radical d’Inland Empire, il retrouve ici ses réflexes de Mulholland drive – qui, au départ, était aussi une série télé : chaque scène est un puissant moteur d’excitation, d’interrogations et de fascination ; leur addition finit par former un dessin qui, loin d’être achevé – il reste près de 16 heures à découvrir – renvoie à une forme encore plus excitante, intrigante et fascinante. Le tout avec une série de tours de force dont le plus hallucinant reste ces dix minutes où Lynch crée une tension extrême en montrant un type en train de regarder du vide. Bien entendu, ce vide finira par se remplir, et donnera lieu au premier moment de terreur intense de la série – il y en aura d’autres. Ainsi va Twin Peaks : des visions immédiatement indélébiles, infernales, choquantes, démentes, arrachées brutes de l’imaginaire de son créateur et reproduites, inaltérées, sur l’écran. Un spectateur de cinéma qui, sans forcément tomber dans la cinéphilie hystérique mais se refusant à consommer les films et les images, c’est quelqu’un qui cherche un Graal : il attend patiemment qu’une œuvre vienne répondre à ses fantasmes enfouis, à ses désirs informulés. Il y a vingt deux ans, Lost Highway avait produit sur moi cet effet-là. D’autres films sont passés par là, d’autres Graals sont arrivés – le Malick de Tree of life ou les Coen de No country for old men ; mais aujourd’hui, en 2017, c’est de nouveau Lynch qui tient ce rôle-là. Miracle !

À peine le temps de se remettre de ce monument (en construction), et boum ! Voilà qu’un autre maître du cinéma m’a mis un uppercut auquel je ne m’attendais pas : Raymond Depardon et son nouveau documentaire, 12 jours, son film le plus important à mes yeux depuis 10e chambre. Présenté en séance spéciale – pourquoi pas en compétition à la place du thriller érotique pour mémés qu’est le Ozon, par exemple ? – il décrit, entre les murs de l’hôpital psychiatrique du Vinatier à Bron, à côté de Lyon, les audiences qui confrontent des patients internés contre leur volonté et des juges qui doivent statuer sur la prolongation de leur hospitalisation. Depardon a filmé douze audiences et trente-huit cas ; il en a gardé dix dans le montage final, qu’il « aère » par des travellings impressionnants dans les couloirs du Vinatier, filmant le quotidien des patients comme il le faisait déjà, il y a bien longtemps, dans San Clemente.

En ouverture, le cinéaste place en exergue une citation de Michel Foucault : « De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou ». Autrement dit : en filmant la folie, Depardon filme ce moment critique où l’homme contemporain livre sa vérité, où les pathologies mentales de l’individu recoupent les névroses de toute une société. Un des passages les plus saisissants montre un jeune type de 21 ans – il en paraît dix de plus – schizophrène et paranoïaque, miné par la consommation intensive de cannabis et de cocaïne, raconter comment il en est venu à soupçonner ses voisins d’être des terroristes musulmans, au point d’aller leur confisquer leur kalashnikov et de la cacher chez lui. Impossible de savoir ce qui est vrai ou faux dans cette histoire rocambolesque – ce n’est d’ailleurs pas la question ; l’important, c’est de regarder ce type comme un buvard absorbant l’air médiatique du temps et le recrachant en version monstrueuse, déformée, presque farcesque – on a même le droit d’en rire, si l’on considère qu’ici se joue sans masque la comédie d’une existence absurde et tragique, sans outre-monde rassurant – à la gueule d’un peuple qui fait tout pour s’en préserver.

Dans un festival où la mauvaise conscience était partout, Depardon choisit non pas de la réfléchir mais de l’incarner : ce qu’il nous montre – une femme victime de harcèlement sur son lieu de travail, une autre qui prend toutes ses relations sexuelles pour des viols, une dernière qui ne pense qu’à rentrer chez elle pour mettre fin à ses jours et en terminer avec la solitude dans laquelle elle vit depuis quinze ans, un Angolais qui veut s’insérer par le travail dans la société, comme si ce qui l’attendait à l’extérieur n’était surtout la perspective d’une reconduite à la frontière – c’est ce qui se passe au-delà du fait-divers, par-delà les dossiers de fonds des journaux et des émissions télé, à savoir les lignes de fracture de la société française vues comme autant de douleurs intimes qui risquent fort de ne jamais cicatriser.

En fait, quand Depardon filme les institutions françaises et leurs mécanismes, c’est comme s’il pénétrait dans la black lodge de Twin Peaks : ici, pas de manchot, de géant ou d’arbre surmonté d’une masse de chair parlante, mais la réalité la plus sombre, la plus nue et la plus crue. La même folie, mais cette fois, il n’y a pas d’artiste démiurge pour l’orchestrer ; juste le chaos ordinaire.

À très vite.

C

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