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Costa-Gavras : « Il faut aller à l'utopie ! »

Costa-Gavras
Rencontre-dédicace

Entretien / Toujours dans le mouvement, Costa-Gavras prépare un film d’après Conversations entre adultes de Yánis Varoufákis, s’apprête à sortir ses souvenirs et présente la suite de son intégrale en DVD. Entretien exclusif avec un indispensable humaniste.

Quel regard porte-t-on sur ses propres films au moment de leur restauration ?
Costa-Gavras
: On ne voit pas vraiment les films dans la continuité, on les passe morceau par morceau pour faire ceci ou cela car les couleurs et les sons ont changé. Et on avance… Parfois on décide de les voir, mais ce n’est pas facile d’avoir passé deux jours à les regarder morceau par morceau et de les voir entièrement. Quand même, le retour en arrière est intéressant : on a incontestablement une nouvelle vision d'un film sur ce qu’on a fait par rapport à la technique, aux acteurs. Surtout lorsqu’on ne l’a pas touché depuis des années.

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A posteriori, voyez-vous une continuité se dessiner à travers vos œuvres ?
Comme je n’ai jamais eu de programme, je ne vois pas de continuité — et je n’en cherche pas. La seule continuité, c’est que ce sont des sujets qui m’ont intéressé au moment où ils ont été tourné. Des situations qui me touchaient profondément. J’ajoute qu’il y a des choses qui m’ont touché, mais que je n’ai pas eu les moyens de faire en film.

Votre projet d’adapter La Mort est métier de Robert Merle en fait partie…
Absolument. Je l’ai présenté aux Américains, qui ne connaissaient pas le livre de Robert Merle, malgré la traduction. L’un des vice-présidents de Universal m’a dit que ça ferait un film formidable (c’est la montée du fascisme, avec un jeune type avec des qualités d’organisation qui finit par être un monstre) que personne ne voudrait voir en Amérique, car il faut un happy end. Plus tard, j’en ai parlé à Claude Berri qui m’a dit la même chose, donc c’est un problème de cinéma.

Le spectateur ne peut pas être matraqué pendant deux heures par un personnage de monstre total ; il en sort désespéré.

Un livre, c’est différent : on s’arrête, on reprend, on réfléchit, on va déjeuner, on revient… Un film, c’est deux heures que l’on vit dans un univers.

Cette seconde partie de votre œuvre traite de la résurgence des extrémismes (La Main droite du diable, 1988), du deuil des idéologies (La Petite Apocalypse, 1992), de la crise économique, de l’accroissement des inégalités… Comme si vous aviez anticipé les nouveaux totalitarismes du XXIe siècle…
On les voyait venir. Dans notre société, les idées et les choses n’arrivent pas du jour au lendemain : elles s’annoncent, entrent, se développent ou se meurent parce qu’elles ne trouvent pas prise sur les Hommes. Aujourd’hui, on est dans une sorte d’individualisme épouvantable, et il y a comme un trop-plein : les gens commencent à revenir en arrière. Cette espèce de religion de l’argent, le fait de préférer les biens à la qualité de la vie, j’ai essayé de le raconter dans Conseil de famille (1986). Le capitalisme du Couperet (2005), du Capital (2012) est là, partout ; on commence à réagir dans l’autre sens…

Entre les films, un metteur en scène a le temps ; il lit, il observe, il voit ce qui se passe. C’est un grand avantage que d’autres individus n’ont pas, qui travaillent tous les jours. En ce qui me concerne, nous avons avec ma femme Michèle organisé la vie de telle manière à ce que je puisse faire ce que j’ai envie de faire ; qu’on n’ait pas l’obligation de faire des films alimentaires.

Quel totalitarisme vous inquiète le plus aujourd’hui ?
Mais qu’est-ce que le totalitarisme, finalement ? Le pouvoir dans son excès. On a tous du pouvoir et, à un moment, quelques-uns outrepassent un pouvoir acceptable dans la société pour des raisons personnelles, idéologiques.

Nous souffrons d’un autre problème qui me préoccupe depuis quelque temps : le pouvoir européen n’en est pas un. Il est devenu un pouvoir bureaucratique, orienté uniquement vers l’économie, qui est devenu la plus importante dans notre société.

À moins qu’elle ne change, nous sommes dans la catastrophe européenne.

Pourriez-vous consacrer un film à l’emprise du numérique ?

Le numérique, c’est lié à l’économie. Le numérique est aux mains de grosses sociétés américaines qui n’ont comme objectif que les gains. Il y a une possibilité formidable avec le numérique de promouvoir la culture, l’éducation… L’Europe pourrait être le centre de tout cela ; elle ne l’est pas pour le moment.

Netflix peut détruire le cinéma complètement. Les Américains parlent de l’entertainment industry — or ce n’est pas qu’une industrie : comme Malraux le disait, c’est de la culture.

Et le numérique est lié à toujours plus de bénéfices. Il y a un livre qui m’a touché, c’est Le Capitalisme total de Jean Peyrelevade, qui n’est pas un homme de gauche, et qui dit des choses terrifiantes. Nous sommes toujours en plein dedans.

Dans ce coffret, un film “manque” : Mon Colonel (2006) de Laurent Herbiet, dont vous êtes “seulement” coscénariste, et qui traite de la guerre d’Algérie…
(sourire) Un jeune homme est arrivé avec un sujet qui partait dans tous les sens. Parce qu’on avait de très bonnes relations avec l’Algérie, il a voulu voir si on pouvait l’aider. Ce n’était pas un film, mais je lui ai proposé avec mon collègue Jean-Claude Grumberg d’essayer de l’organiser en scénario, parce que c’était une histoire formidable : toute l’histoire de l’Algérie.

Le film a été fait, mais pas par moi : c’était l’histoire de quelqu’un d’autre, je ne pouvais pas la lui piquer. Et sans vouloir le critiquer, je pense qu’il était plus passionné à l’idée de faire un film que par le sujet. Une passion de film, c’est l’histoire elle-même, les personnages, comment on rentre dedans, comment on devient chacun des personnages — le metteur en scène doit devenir chacun des personnages. Les comprendre, les jouer intérieurement et les faire jouer par quelqu’un d’autre. Il n’a pas eu ça. Malheureusement, le film n’a pas eu l’impact, la force qu’il fallait pour ce sujet. Un film, c’est très délicat, ça dépend de tellement de choses… Le choix des acteurs, comment on place sa caméra. Ça ne s’apprend pas, ça vient de l’intérieur.

La société française était-elle alors prête à affronter ce passé ?
Le problème algérien pour les Français est très difficile à aborder ; il y a des plaies ouvertes de tous les côtés. Des gens qui ont quitté l’Algérie, qui se sont battus en Algérie pour une idée qui n’était pas la leur. C’est très confus dans la mémoire de la société, et ils préfèrent ne pas y toucher. Regardez ce qui s’est passé avec La Bataille d’Alger (1966) de Pontecorvo, c’est absurde, c’était un grand film, qui est toujours accueilli d’une manière favorable par le grand public.

Je crois que cette plaie est restée ouverte parce qu’il n’y a pas eu de volonté des deux côtés d’essayer de l’aborder d’une autre manière. Algériens et Français sont tombés dans cette espèce de délectation d’être la victime : d’un côté on est sortis conquérants, de l’autre battus et humiliés. Le sujet est très difficile. Mais un film peut l’emporter si ses qualités sont très fortes. Il peut s’imposer.

Dans la tribune "La Création doit refonder l’audiovisuel public" que vous avez récemment co-signée, on peut lire cette exhortation : “osons être utopistes”. Y a-t-il donc encore des utopies réalisables ?
Utopie, c’est un mot grec : “lieu qui n’existe pas“. Le livre que je viens d’écrire et qui va bientôt sortir s’appelle Va où il est impossible d’aller. Il faut aller à l’utopie. C’est le meilleur de l’Homme, c’est la poésie. Quand j’étais jeune, on voulait aller sur la lune parce que c’était impossible.

L’utopie est là quand l’Homme le veut, quand on veut se donner complètement, quand il n’y a pas les petites choses, les ambitions quotidiennes pour écraser la poésie de l’utopie.

Ce texte, on l’a élaboré pendant un moment. Il y a une semaine, nous sommes allés voir la nouvelle commissaire européenne à la Culture pour lui dire que nous, cinéastes, n’étions pas un lobby et que nous pensions au cinéma dans son ensemble. Il faut que chaque pays ait ses propres images — pour se voir et pour que les autres puisse le voir. Elle nous a écouté attentivement, elle a l’air de vouloir changer les choses par rapport à d’autres comme Barroso, qui nous écoutait d’une oreille et pensait uniquement à la concurrence, aux consommateurs — c’est quoi, c’est qui les consommateurs ? Comme s’il avait la vision des consommateurs. C’est cette rencontre qui nous a paru importante et conduits à faire avec cette tribune.

La culture peut-elle aider à améliorer le sentiment d’appartenance européenne ?

Pourquoi on n’oblige pas les chaînes nationales de tous les pays à avoir un quota de films européens ? Le cinéma, c’est une sorte d’accoutumance.

On s’est habitué au cinéma américain, on le regarde quel qu’il soit. Si on s’habitue un petit peu à voir d’autres films d’autres pays, à voir comment sont les gens, comme ils vivent, ça peut nous intéresser davantage. Et ça ne coûterait pas cher. Si cette réunion n’est réussie qu’à 50%, c’est un avantage formidable pour toutes les générations à venir.

La plus grande chose faite en Europe, c’est Erasmus. Pourquoi on n’en ouvre pas un peu partout, chez les jeunes agriculteurs — ou dans d’autres domaines —, afin qu’ils se baladent pour voir ce que font les autres ?

L’Europe, ce devrait être cela aujourd’hui : dépenser beaucoup d’argent pour que les Européens connaissent les autres Européens.

Je dis à tous les jeunes qu’il faut apprendre au moins deux langues en plus de la sienne. L’anglais, qui se parle en Europe, et une autre langue européenne. Parce que c’est le moyen de communiquer.

En tant que président de la Cinémathèque française, comment avez-vous vécu la polémique autour de la déprogrammation des films de Jean-Claude Brisseau ?
Mal, et ça n’a pas été présenté suffisamment bien, à mon avis. En même temps, il ne faut jamais oublier que le mouvement est important, essentiel, formidable et que tout d’un coup on découvre des choses que l’on soupçonnait un tout petit peu, mais dont on n’osait pas imaginer l’étendue.

La bêtise ou la sauvagerie masculine par moment, c’est énorme quand même !

L’histoire Polanski nous a éclaté à la figure. Or, depuis cette histoire qui a 40 ans, Polanski a beaucoup changé : il est devenu un homme avec des enfants, avec une famille, avec des films. Il a eu des prix partout, que ce soit en France (les César) ou en Amérique ; il a présenté ses films à Cannes. On avait préparé cette programmation depuis un an, et tout d’un coup, on nous dit : « Interdisez-le ! Ne le célébrez pas ! » On ne célèbre pas, il vient présenter son film. Et puis, par hasard, je découvre que deux mois plus tard, il y avait aussi Brisseau.

On s’est aperçu avec Frédéric Bonnaud [le directeur de la Cinémathèque, NDR] que si on gardait Brisseau, on allait avoir pendant deux mois des manifestations. La chose a gonflé, on m’a prévenu qu’on avait parlé de Brisseau, dans une question au Sénat posée à la ministre de la Culture. Vous vous rendez compte ? Pour la Cinémathèque, c’était une histoire complètement absurde. Et j’ai dit de le déplacer plus tard, pour calmer les esprits et que l’on voie son film — et les autres — d’une autre manière.

Naturellement, il y avait une contradiction : on a accepté Polanski et on déplaçait Brisseau. Ce n’est pas parce qu’il est moins connu, mais pour préserver la Cinémathèque et les dizaines d’autres films qui passent chaque semaine. Et éviter de les avoir sous une tension permanente. J’ai aussi demandé à Frédéric de faire un colloque pour parler du problème de l’auteur et de l’œuvre.

Qu’est-ce qu’on fait avec Polanski, avec Brisseau ? En plus, avec Polanski, est-ce qu’on tient compte du pardon dans notre société ou pas du tout ? Est-ce qu’il faut condamner à vie quelqu’un comme Brisseau, qui a payé des amendes ? Le problème se pose pour beaucoup d’auteurs.

Prenez Hitchcock : Tippi Hedren raconte qu’il ne l’a pas lâchée pendant deux films. Qu’est-ce qu’on fait avec lui ? Et avec d’autres auteurs américains passés ? Est-ce qu’on peut passer leurs œuvres ? Quelqu’un m’a dit : « non, il ne faut pas les célébrer ; quand on présente un film, indirectement, on célèbre »… C’est un vaste débat qu’il faut faire, le colloque va aller dans ce sens. Je ne sais pas quel sera le résultat et s’il y en aura un, on verra…

Durant les trente dernières années, vos enfants sont tous “entrés en cinéma”. Comment avez-vous vécu ce choix de leur part ?

Comme immigré, j'aurais préféré avoir des enfants avec des vrais métiers (rires) : médecin, ingénieur, architecte, c’est très bien.

Je leur ai toujours dit de faire autre chose — des études, ce qu’ils ont fait. Parce qu’il faut avoir la passion pour le cinéma. Et que c’est quotidiennement une aventure. C’est vrai qu’ils ont vécu dans un monde de cinéma : quand on allait tourner en Amérique, ils venaient… Donc ils ont décidé comme un fils de médecin devient médecin ou d’agriculteur devient agriculteur. C’est leur liberté. Mais ils subiront le positif et le négatif de ce métier.

L’un des courts-métrages présent dans ce coffret a été tourné pour Lumière et compagnie (1995) avec une caméra Lumière. Qu’avez-vous ressenti en l’ayant entre les mains ?
Ça, c’est émouvant ! La première émotion, c’est de l’avoir vue à Chaillot [ancien emplacement de la Cinémathèque, NDR] quand Kast et Doniol-Valcroze m’ont présenté à Langlois. Langlois m’avait demandé si je connaissais son musée. « Il y a des choses que tu dois voir !» Il m’avait montré la caméra, et c’était émouvant parce que c’était elle que l’on filmait et que l’on projetait successivement.

C’était une grande émotion de tourner un film contemporain avec cette caméra, parce qu’il fallait le faire dans les mêmes conditions, avec la minute de pellicule, avec quelqu’un qui la fait marcher…

Lumière, c’est la naissance d’un art et d’un monstre à la fois, qui envahit le monde en quelques mois.

Quelques années après la mise en action de cette caméra, le monde entier commençait à faire des caméra. Et au bout de dix ans, il y avait des films partout. Je ne sais pas s’il y a un autre art qui a aussi vite avancé et conquis le monde.

Mais pour le court Parthenon, qui raconte les saccages successifs du monument grec, vous n’avez pas eu recours à une caméra…
Il n’y avait pas moyen d’utiliser une caméra. Mais finalement, les nouveaux moyens de faire des images, ce sont des caméras aussi, en quelque sorte, sans pellicule. Cette invention a pris une extension incroyable. Cela m’a permis de résumer en un seul plan la catastrophe de ce monument qui aurait pu être en excellent état s’il n’y avait pas eu trois interventions humaines fondamentales qui l’ont détruit. Pas les changements de religions — on en a fait une église (on l’appelait la Sainte-Vierge d’Athènes), une mosquée. Tout cela, le monument l’a supporté car il est fait d’une manière extraordinaire quand on rentre dans le détail et que l’on voit comment ces pierres sont agencées : les pierres sont imbriquées et sculptées les unes dans les autres, sans mortier. Pour les enlever, il faut les casser.

J’ai voulu raconter cela grâce à ces nouveaux moyens, à cause de cette haine que j’ai vis-à-vis de ce monstre anglais, Elgin, qui a été le pire de tous. Il n’a rien respecté. Que les Vénitiens bombardent, c’est la guerre ; que les religieux cassent, ils l’ont fait à l’époque, ils continuent à le faire, ils n’ont jamais cessé — les Byzantins l’ont fait énormément, d’une manière profonde. Et les nouvelles religions le font encore, ils ont fait sauter Palmyre. Mais qu’un homme, Elgin, se le soit permis pour des raisons commerciales et qu’un État lui ait acheté pour exposer dans un musée sous le nom Les marbres d’Elgin, qui n’a rien à voir avec le Parthenon, ni les statues, ni l’art antique, c’est une monstruosité qui continue ! Il y a des choses essentielles qui doivent retrouver leur place d’origine. La Venus de Milo et La Victoire de Samothrace sont très bien là où elles sont ; personne ne demande de les déplacer.

L’Intégrale, volume 2, 11 DVD, Arte Éditions/KG Productions, 90€

Rencontre avec Costa-Gavras
À la FNAC Bellecour le samedi 27 janvier à 15h

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