Audrey Diwan : « le doute m'a permis d'avancer »

Mais vous êtes fous / Pour son premier long-métrage, Mais vous êtes fous, l’ancienne journaliste Audrey Diwan s’est penchée sur une histoire d’addiction à fragmentation multiple. Propos rapportés des Rencontres du cinéma d’Avignon et de Gérardmer.

Pourquoi ce titre ?
Audrey Diwan
: Je voulais donner un élan. Quand il y a une pulsion dramatique, on ne va pas la renforcer par quelque chose de triste — j’ai l’impression que le film n’est pas forcément comme ça. J’avais envie d’un titre inclusif pour les deux personnages du couple Céline Sallette et Pio Marmaï.

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Comment vous êtes tombée sur ce fait divers ?
J’ai rencontré par hasard la femme dont est tirée l’histoire vraie — ce qui ne veut pas dire que c'est son histoire parce que derrière on a pas mal fictionnalisé. Et j’ai été bouleversé par cette femme qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait, parce qu’elle venait de découvrir que son mari souffrait d’une grave addiction, que sa famille était contaminé. Elle était surtout pleine de questions, sidérée et puis bouleversée pour elle mais aussi pour lui. C’était quelqu’un capable de sentiments très forts. J’ai longtemps pensée à elle, jusqu’à apprendre quelle avait été la résolution de cette histoire, quelques années plus tard, et comment s’était effectuée la contamination.

Finalement, ce film raconte plutôt une romance : jusqu’où l’amour peut conduire, jusqu’où il peut tenir…
Absolument : j’ai travaillé sur le sujet de l’addiction en traitant la drogue comme une maîtresse. J’avais envie de répondre aux questions de confiance que soulèvent toutes ces problématiques et voir comment elles résonnaient dans l’intime, dans le cercle familial, dans ce petit territoire.

Comment avez-vous dirigé l’interprète de la petite fille ; comment lui avez-vous expliqué les situations ?
Cela c’est fait avec l’accord des parents. Les parents étaient d’accord pour qu’elle voie le film. Quand on relie toutes les séquences, il y a quand même des choses assez brutales. Je pensais qu’il fallait expliquer, en cherchant des mots simples, une manière assez ludique de jouer. On a donc trouvé un langage adapté aux enfants pour parler de l’addiction, de la drogue, de ce que peut faire un père à une mère… Pour les convulsions, on a travaillé sur les sensations de froid ; j’étais allongée par terre, les jambes croisées, comme une coach. C’était hyper amusant pour elle de faire ça ; à aucun moment ça n’a été traumatique.

Votre film renvoie au manque, mais pas à celui auquel on pourrait penser dans une histoire de drogue : il y a le manque d’environnement familial pour le personnage de Pio Marmaï, le manque des enfants qui sont placés, le manque amoureux… Comment écrit-on le manque au scénario, et ensuite visuellement ?
Depuis le début, c’est un des sujets fondamentaux et cachés du film, et qui le traverse à tel point qu’il résonne même très fort entre les personnages : ils finissent par être en manque l’un de l’autre. Comment le montrer ? Je pense que c’est en formulant tout autre chose. Par exemple, on parle d’un sentiment entre eux : ce n’est pas quelque chose qui se montre, mais qui s’éprouve.

Le personnage de Céline Salette présente une réaction ambivalente après la découverte de l’addiction de son époux : de la répulsion et de l’attirance. Comment faire ressentir cet écartèlement ?
C’est un genre de suspense. On voulait que le récit soit traversé par un suspense intime qui parfois rapproche même la grammaire cinématographique de certains codes du thriller ou du film d’angoisse. On voulait appliquer ces codes et aller chercher le suspense au cœur de l’intime. Effectivement, quand on est face à quelqu’un qui souffre d’une addiction, la question « est-ce que ça va se reproduire ? » porte en elle-même les germes d’un suspense fort.

En définitive, elle se trouve elle aussi dans une situation de dépendance…
Pour moi il y avait des résonances entre la dépendance à la substance et la dépendance affective, qui est une autre forme de dépendance — plus féminine peut-être, je ne suis pas sûre, mais en tout cas, c’est une grande question de la féminité, qui est aussi travaillée par le film.

J’ai découvert la co-dépendance en écrivant : il y a toujours un accord tacite qui se noue entre deux personnes — celle qui est dépendante et celle qui vit avec elle, parfois sans du tout réaliser ce qui est en train de se passer au sein du couple. En l’occurence, c’était totalement inconscient. Ce sont des questions qu’on n'avaient pas le sentiment d’avoir vues au cinéma, alors que lorsqu’il y a eu des grands films comme Oslo, 31 août sur la dépendance.

Il y a aussi la question de l’enfance. L’enfance, c’est le dernier rempart : c’est pour ça que la loi intervient. Les adultes entre eux peuvent faire ce qu’ils veulent.

Ne vouliez-vous aussi profiter de ce film pour parler autrement, différemment, de la question de l’addiction ?
Ayant été journaliste, par déformation professionnelle, j’ai pas mal enquêté avant l’écriture. J’ai passé du temps au Narcotiques Anonymes — l’organisme qui a permis à l’homme de l’histoire de s’en sortir — et je trouvais leur vision de la drogue très intéressante. Pour eux, c’est une maladie, et une maladie se soigne. Ça ôte tout regard moral sur l’histoire. Si quelqu’un est sous le coup d’une addiction, qu’il en souffre, qu’il veut s’en sortir, qu’on considère cette addiction comme une maladie, alors le récit prend une autre tournure : on n’est plus en train de se demander si c’est bien ou si c’est mal — je laisse cette lecture morale à l’entourage. Ces personnages me permettent d’interroger un autre regard sur la drogue.

Une maladie, ça se soigne. Lui semble pourtant s’en sortir sans aucune aide thérapeutique, par sa propre volonté…
Honnêtement, j’ai opéré des choix. On peut pas tout raconter dans un film, il faut restreindre. Il s’en est sorti avec l’aide des Narcotiques Anonymes. Mais j’ai préféré me concentrer sur ce qui m’intéressait pour ne pas faire un film-fleuve.

Au cinéma, les drogués sont habituellement des jeunes ou des vieux hippies ayant passé toute ????????????????
C’est d’autant plus tabou, car il n’y a pas d’aspect festif et parce que c’est vrai. Au départ, les drogues étaient un archétype de bourgeois faisant la fête, elles ont ensuite infusé dans les grandes villes et puis dans toutes sortes de professions… Notamment dans des métiers “à forte pénibilité“ pour contrer la fatigue. En faisant mon enquête de terrain, je me suis rendue compte qu’il devait y avoir finalement beaucoup de gens qui, silencieusement, cachaient ce genre d’addiction. Je crois que même dans le corps médical il y a des choses qu’on préfère ignorer.

Le doute est très présent dans ce film. Quels doutes vous hantaient lorsque vous l’avez abordé ?
Outre le fait d’être réalisatrice ? (rires) J’aime bien le doute, je le trouve constructif. Le sujet d’un premier film, quand on le choisit, c’est qu’il résonne assez fort. La confiance et le doute, c’est une dialectique qui m’anime régulièrement et qui touche à des peurs plus intimes ; c’était assez naturel d’aller vers le sujet, et assez simple de me mettre dans la peau de chacun des personnages. Au début, le personnage de Pio est traversé par un doute (« est-ce qu’elle voit, est-ce qu’elle sait ? »), une angoisse ; et il lui transmet le doute. Ce que ça dit de moi, c’est que je suis parano (rires). Une parano éclairée et douteuse — je ne vais pas le mettre sur mon CV, ce n’est pas terrible (rires).

Après, je vois une vraie vertu : le doute m’a permis d’avancer, de me renforcer en écoutant les autres, y compris sur le plateau. Mon doute n’est pas annihilant : avec le temps, on apprend à vivre avec ses défauts. Quand on comprend son doute et qu’on arrive à construire une réponse, on est moins fragile.

Avez-vous déjà un autre film en ligne de mire ?
Je suis droguée au travail, donc oui. Je travaille sur l’adaptation de L’Événement d’Annie Ernaux qui est un livre très important pour moi depuis longtemps. C’est une chance, ça m’a permis de prendre peu de distance avec ce premier film. Comme l’expérience était forte, joyeuse et qu’elle a intellectuellement fait bouger les choses en moi, j’étais contente d’avoir un chemin derrière et d’autres questions à interroger.

Prendre de la distance avec Annie Ernaux, qui est quand même la reine de l’intime, c’est un sacré paradoxe…
Prendre de la distance avec mon premier film. Après, quand je travaille, je cherche vraiment l’épure ; une sorte de vérité inatteignable que j’espère atteindre à un moment… Le travail d’Annie Ernaux me fascine en cela, car c’est quelqu’un qui arrive à aller au cœur, au centre… J’étais contente qu’elle accepte, de la rencontrer, de pouvoir partager ces idées-là avec elle…

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